Un exécutif dont les conférences de presse sont accessibles uniquement en streaming et lors desquelles les seules questions que les journalistes ont le droit de poser sont celles qu’ils ont envoyées au moins une heure à l’avance par e-mail. Des points de presse du gouvernement auxquels seule une poignée de correspondants est autorisée à se rendre en personne. Des journalistes qui doivent obtenir une permission de la police pour interviewer des médecins et sont escortés par un agent durant leur travail. Ces instantanés ne sont tirés ni d’une science-fiction dystopique, ni d’un rapport dénonçant les conditions imposées aux journalistes par un autocrate: ils décrivent la nouvelle normalité des médias suisses à l’époque du coronavirus.
Depuis mars 2020, au nom de la lutte contre la pandémie, des centaines de millions de citoyens dans le monde sont privés de certains droits fondamentaux, comme la liberté de réunion, la liberté de manifestation ou encore la liberté de déplacement. Les écoles et les universités sont toujours fermées, la plupart des frontières bouclées, une bonne partie de l’activité économique interdite. Des armées ont été mobilisées et des instruments essentiels de contrôle démocratique (sessions parlementaires, votations) ont été suspendus au nom du droit de nécessité.
Cette crise sans précédent nous est présentée comme une crise sanitaire, alors que le scénario catastrophe d’une généralisation de la tragédie lombarde ne s’est pas vérifié et que dans certains pays, les hôpitaux sont même à moitié vides. Ses conséquences politiques et économiques directes, en revanche, sont très lourdes. Nombre de démocraties semblent même avoir atteint un point de bascule: aujourd’hui, les autorités peuvent invoquer la lutte contre le coronavirus pour décréter des mesures de censure, de surveillance et de répression qui auraient été encore impensables en janvier 2020 – et certains gouvernements ne s’en privent pas (1) (2). Dans le même temps, à cause des mesures prises, des millions de personnes ont sombré dans la précarité ou le dénuement.
Dans un contexte aussi extraordinaire et tendu, les médias assument une responsabilité cruciale.
Collaborations et proximités problématiques
Ils ont notamment le devoir de fournir au public des informations pertinentes, vérifiées et correctement mises en perspective pour que celui-ci puisse juger de manière éclairée si les décisions prises au nom de sa protection lui semblent justifiées avec toutes leurs conséquences. Or ce travail d’information ne peut être accompli que si les journalistes demandent régulièrement des comptes aux autorités pour défendre l’intérêt public et le droit des citoyens d’être informés. Comme l’a relevé à juste titre Vinzenz Wyss, professeur de journalisme à la Haute Ecole zurichoises des sciences appliquées à Winterthour (ZHAW) (3) (4): «Lorsque l’exécutif domine et que le débat parlementaire est réduit au silence, le journalisme doit être particulièrement vigilant. Les votes de l’exécutif en situation d’urgence ne sont pas juste un sujet parmi d’autres: les examiner est un devoir.»
Mais quelles sont les chances d’une couverture média présentant ces qualités essentielles quand les journalistes d’une télévision publique viennent ponctuellement travailler en renfort du service de communication des autorités?
«Sept journalistes d’une radio et télévision de service public sont venus aider l’Etat-major de crise cantonal placé sous la direction de la police à communiquer à la population des contenus préparés main dans la main avec les autorités»
La question peut sembler saugrenue dans une démocratie comme la Suisse qui souligne volontiers son attachement à la séparation des pouvoirs et à l’indépendance des médias. Et pourtant, en 2019, RSI, la branche italophone de la radio-télévision suisse de service public, qui a ses quartiers généraux dans le canton du Tessin, a signé avec les autorités de ce canton un accord prévoyant qu’elle assurerait ce genre de prestations «en cas d’urgence». Notamment en mettant à disposition «le personnel et les moyens techniques nécessaires à la rédaction, la production et la diffusion des messages institutionnels et informatifs de l’Etat-major cantonal de crise» (5). Avec la pandémie, les conditions étaient réunies pour que cette «collaboration» soit mise en œuvre. Résultat: sept journalistes d’une radio et télévision de service public sont venus, par équipes, aider l’Etat-major de crise cantonal, placé sous la direction de la police, à communiquer à la population ce que les autorités estimaient qu’elle devait savoir, en mettant à disposition, comme convenu, «les canaux multimédias et la télévision» pour transmettre les contenus préparés main dans la main avec les autorités (6).
On peut également se demander quelles sont les chances d’une couverture média pertinente et fondée quand seuls certains correspondants sans compétences particulières sur les questions de santé ont accès aux conférences de presse des autorités, comme c’est le cas un jour sur deux au Centre des médias du Palais Fédéral, à Berne. Les autres journalistes – également triés sur le volet par l’administration –, eux, doivent «faire la queue» pour pouvoir poser leur question par téléphone ou par e-mail.
Les autorités tessinoises, pour leur part, ont exigé ces dernière semaines des médias qu’ils soumettent par écrit leurs questions (deux au maximum) plusieurs heures à l’avance, tout en précisant que lesdites questions ne pourraient être posées que si le temps disponible restait suffisant (7). Elles ont ainsi privé les journalistes de la possibilité d’insister en cas de réponse vague ou fuyante, mais surtout de poser des questions sur l’information délivrée lors des conférences de presse.
Enfin, certaines rédactions ont passé avec les autorités des accords qui n’autorisent plus qu’un «pool» de journalistes à accéder aux hôpitaux et à effectuer des reportages de manière «encadrée» (8). Et selon nos informations, dans un canton de Suisse romande, c’est la police qui règle l’accès des médias aux structures hospitalières; ses agents consultent aussi apparemment les notes prises par les journalistes. Malheureusement, les journalistes concernés n’osent pas dénoncer ces pratiques, ce qui montre bien qu’ils ne se sentent pas libres, voire qu’ils craignent pour leur poste.
Avec de telles règles du jeu, les journalistes ne sont ni en mesure d’accéder à l’information, ni d’établir une distance entre eux-mêmes et les autorités
Dans tous ces cas de figure, la probabilité d’une couverture média pertinente et fondée est très faible, voire nulle. Car avec de telles règles du jeu, les journalistes ne sont ni en mesure d’accéder à l’information, ni d’établir une distance entre eux-mêmes et les autorités. Ils doivent se contenter des éléments que l’exécutif et les administrations veulent bien leur donner et ne peuvent plus apprécier la qualité de cette information, ni la remettre en question, ni l’analyser.
Un journalisme «embedded» qui ne dit pas son nom
En acceptant de fonctionner de la sorte, les journalistes se mettent en situation de dépendance et de conflits d’intérêts qui les expose à risque massif de biais et d’influence. Or comme l’ont montré les exemples de reportages «embedded» lors de la guerre en Irak, une telle dépendance des médias vis-à-vis des autorités hypothèque invariablement la qualité de l’information. Par ailleurs, l’accès aux structures pertinentes pour la couverture de l’épidémie ne saurait être le privilège de quelques journalistes «invités». Mais surtout, pour tous les «non-embedded», il sera dès lors très difficile, voire impossible de confronter le gouvernement et l’administration.
Autre point préoccupant: aucun des médias concerné par ces pratiques n’a à ce jour déclaré au public de manière ouverte et pro-active les conditions dans lesquelles son travail s’opérait désormais: ni les détails des arrangements au terme desquels des reportages «en immersion» ont été réalisés, ni les difficultés rencontrées pour accéder aux conférences de presse, ni les limites qui ont été imposées pour mener des interviews, ni les collaborations éventuellement engagées avec les autorités. Pire encore, aucun média en Suisse n’a fermement dénoncé les contrôles et menaces dont certains journalistes ont fait l’objet, alors que comme l’a révélé le récent sondage d’Impressum, organisation professionnelle des journalistes du pays, au moins 38 professionnels détenteurs d’une carte de presse suisse ont été empêchés dans leur travail par les autorités depuis le début de la crise (9).
Ces silences donnent au public l’illusion que les journalistes peuvent continuer à travailler normalement. Que le droit à l’information s’exerce pleinement, que les médias ne subissent pas de pressions
Les résultats préliminaires de l’enquête d’Impressum auraient dû soulever un tollé. Ils ont été accueillis par un silence assourdissant qui est venu s’ajouter à tous les autres.
Or ces silences sont des plus problématiques. Car ils donnent au public l’illusion que les journalistes peuvent continuer à travailler normalement. Que le droit à l’information s’exerce pleinement, que les médias ne subissent pas de pressions ou encore qu’ils ont librement accès aux experts et aux sites de leur choix. Et donc que les recommandations des autorités et les témoignages de ceux qui sont «au front» constituent les éclairages les plus pertinents sur cette crise. Que les masques avec lesquelles les équipes de télévision s’exhibent constituent une protection indispensable pour l’exercice de leur métier dans les circonstances actuelles, alors qu’il s’agit de tournages en plein air, et que les personnes interviewées leur parlent à plusieurs mètres de distance.
Tant que les journalistes menacés par la police ne donnent pas de la voix, il est impossible de savoir si leur cas est isolé
Tant que les rédactions ne protestent pas, il est impossible de savoir, par exemple, si les restrictions tessinoises sont une exception ou si elles ont cours dans les autres cantons. Voire si dans certains cas, la situation est comparable à celle qu’on dénoncée des journalistes espagnols, à savoir des conférences de presse du gouvernement diffusées en streaming uniquement, dans le cadre de laquelle les médias devaient soumettre les questions à l’avance et où le gouvernement sélectionnait lui-même les questions auxquelles il souhaitait répondre (10).
Tant que les journalistes menacés par la police ne donnent pas de la voix, il est impossible de savoir si leur cas est isolé ou si ces pratiques sont systématiques. Et surtout de s’assurer qu’il y sera mis un terme.
Gageons que si les rédactions suisses avaient dénoncé dès le début les conditions qui leur ont été imposées, le 11 avril 2020, la plateforme pour la protection du journalisme et la sécurité des journalistes du Conseil de l’Europe n’aurait pas seulement pointé du doigt la décision du gouvernement serbe d’exiger des journalistes qu’ils soumettent leurs questions à l’avance par écrit (11): elle aurait sans doute aussi tancé les autorités tessinoises, par exemple, qui avaient adopté la même pratique depuis plusieurs semaines déjà sans qu’aucune rédaction helvétique ne proteste publiquement. Les journalistes espagnols ont obtenu gain de cause et le gouvernement a modifié sa pratique. Et les Tessinois? Nous n’en savons rien.
Le mutisme des rédactions sur leurs conditions actuelles de travail pose encore un autre problème de taille: il donne au public l’illusion que tous les experts analysent la gravité de cette épidémie de la même manière, que les chiffres diffusés sont des indicateurs vérifiés et pertinents, et donc qu’il n’y a guère d’alternative aux mesures qui ont été prises. Or rien de cela n’est vrai et le public doit en être informé.
Car au-delà de la récession économique ou de la suspension de certaines libertés publiques, l’une des conséquences majeures de la crise actuelle réside dans une couverture média qui glisse trop souvent vers un journalisme au mieux ankylosé et au pire complaisant (12) et trompeur (13) (14). Et qui, de fait, ne peut plus informer le débat démocratique.
Tentation manifeste d’instrumentaliser les médias
En s’embarquant de la sorte à bord d’un vaisseau contrôlé par les autorités, les médias acceptent de rester dans un état de sidération incompatible avec les standards éthiques liés à leur mission d’information.
Au point que désormais, on peut voir des journalistes s’excuser après avoir posé une question pertinente. Comme cela a été le cas lors du point de presse du 28 mars à Berne, lorsque Daniel Koch de l’Office fédéral de la santé publique a décrit comme «énorme» le chiffre de 280 personnes sous respiration artificielle en Suisse. Interrogé par un journaliste sur ce que serait la «normale» dans le domaine, Daniel Koch s’est contenté de secouer la tête d’un air réprobateur et de lâcher «Nous ne le savons pas». En dépit du caractère inacceptable de cette réponse, le journaliste s’est excusé, comme s’il avait agi de manière inadéquate alors qu’il ne faisait que son travail. Et aucun de ses collègues présents n’a bronché. Pourtant, sa question était parfaitement pertinente, car il faut toujours un comparateur pour mettre des chiffres en perspective. Et surtout, tout journaliste devrait protester haut et fort lorsque l’un de ses pairs est traité avec une condescendance pareille par un haut fonctionnaire qui présente la situation sur le front hospitalier sous un jour éminemment dramatique, sans préciser que globalement, les nouvelles sont bonnes puisque ces infrastructures ne sont pas débordées (15) (16) (17).
Les autorités et les administrations estiment peut-être que tout est bon pour maintenir la population en état de siège. Les médias, eux, ont un devoir de vérité
Les autorités et les administrations estiment peut-être que tout est bon pour maintenir la population en état de siège. Mais cela ne saurait être le cas des médias, qui ont un devoir de vérité envers le public.
Dans un article paru sur Medialex le 2 avril 2020 (18), Peter Häni, professeur émérite de droit constitutionnel et administratif à l’Université de Fribourg, a livré un constat aussi lapidaire qu’inquiétant: «Le travail des journalistes est (…) de plus en plus entravé et la tentation d’instrumentaliser les médias devient manifeste.» Avant de rappeler que même lorsque le droit de nécessité s’applique, les journalistes et les médias «ne se transforment pas en exécutants de la Confédération et des cantons en raison de l’ordonnance COVID-19 (ordonnance 2). Ils peuvent donc épuiser tout l’éventail de leurs possibilités dans leurs recherches et publier des vérités gênantes. Ce faisant, ils ne font que remplir leur fonction réelle dans un Etat constitutionnel libre et démocratique».
Il est donc urgent que les journalistes suisses se ressaisissent et, forts de leur mission, demandent des comptes aux autorités et à l’administration, alimentent la pluralité du débat et pointent les incertitudes. Mais aussi qu’ils abordent leur rôle dans cette crise, «en exposant de manière transparente les conditions, les routines et les limites de la couverture médiatique, relevait encore Vinzenz Wyss. Cette autoréflexion des médias et des journalistes ne devrait pas se borner à présenter ce que c’est que du faire du journalisme en télétravail. Ce qu’il faudrait, c’est expliquer davantage et moins se regarder le nombril».
Remarque : Cet article a été originalement publié sur le site d’informations suisse » Re-check «
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