Obstacles au journalisme d’investigation en Tunisie dans un contexte post-révolutionnaire

février 6, 2023 • Articles courts, Articles récents, Chercher, Derniers articles, Dossier d'actualité, Economie des médias, Économie des Médias, Ethique et Qualité, Journalisme spécialisé, Liberté de presse et censure, Media et Politique • by

Le journalisme est la pierre angulaire dans les sociétés démocratiques. En effet, les journalistes assurent plusieurs services aux citoyens à travers les médias qui sont considérés comme des institutions de socialisation.

Par ailleurs, « il ne peut y avoir une société démocratique sans une presse libre, indépendante et pluraliste » (Kofi Annan). Les journalistes jouent un rôle important dans l’éradication de la corruption dans la société.

Cependant, en Tunisie, le paysage médiatique est caractérisé par l’émergence des émissions du buzz meublées par des chroniqueurs qui ne présentent que des contenus superficiels et qui ne respectent pas la déontologie du métier du journalisme.

Dans ce cadre, où est le journalisme de qualité ? Pourquoi, il y a une absence du journalisme du contrôle c’est-à-dire le journalisme d’investigation ?

« Beaucoup de journalistes semblent accorder à l’investigation une supériorité évidente sur les autres pratiques journalistiques »[1]. C’est pourquoi plusieurs sites électroniques tunisiens deviennent spécialisés en journalisme d’investigation comme Nawaat[2], Inkyfada[3]et Alqatiba[4]. Inkyfada participe à des enquêtes d’investigation internationales telles que celle de « Panama Papers » et les paradis fiscaux[5] . Ces enquêtes ont provoqué une polémique à l’échelle internationale et braque les projecteurs sur la corruption et l’injustice dans plusieurs pays.

En outre, le site électronique Alqatiba[6] a publié une série de huit enquêtes d’investigation sur l’énorme scandale en Suisse où le groupe bancaire Crédit Suisse est accusé par plusieurs médias d’avoir engagé 100 milliards de francs suisses (plus de 95 milliards euros) de fonds d’origine criminelle ou illicite de 37 000 entreprises ou personnes entre le début des années 1940 et la fin des années 2010[7].Ce travail fait partie d’une enquête internationale menée par l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) en collaboration avec 47 médias.

Malgré ces tentatives d’exercer le journalisme de contrôle et d’implanter la culture du journalisme de qualité, nos médias tunisiens, aujourd’hui, sont globalement plutôt médiocres. En effet, l’inexistence d’une émission télévisée ou radiophonique de journalisme d’investigation est expliquée par plusieurs raisons.

La marchandisation des médias

 

Aujourd’hui, les médias ne sont pas suffisamment conscients de leurs rôles en tant qu’acteurs clés qui représentent le quatrième pouvoir. Leurs productions ne reflètent pas un intérêt pour l’investigation ni une prise de conscience de son utilité dans la consolidation de la démocratie.

La plupart des médias tiennent à traiter des sujets d’actualité. En fait, sur 108 médias de différents types, seuls 3 sites électroniques, Alqatiba, Inkyfada et Nawaat sur 54, proposent des enquêtes[8].

De plus, nos institutions veulent travailler, essentiellement, sur le buzz, le scoop et la commercialisation au détriment de l’investigation. C’est pourquoi dans la plupart de nos télévisions, il existe des programmes de télé-achat qui se répètent en boucle dans une même journée.

Le modèle financier

Le journalisme d’investigation nécessite des financements. Cependant, nos médias tunisiens connaissent des problèmes de financement et leur situation économique est souvent catastrophique.

En effet, les médias n’ont pas la capacité de financer une enquête et les journalistes n’ont plus.

A ce propos, les journalistes de Cactus Prod et de Shems Fm réclament leurs salaires et la régularisation de leurs situations sociales.  Donc, comment les journalistes pensent-ils à réaliser des enquêtes d’investigation au moment où ils souffrent d’une situation financière catastrophique ?

En outre, pour sauver leur situation économique et ne pas fermer leurs portes, les médias fonctionnent selon un modèle économique basé uniquement sur la publicité. C’est pourquoi ils cherchent toujours à attirer des sponsors et des annonceurs en augmentant leur audience.

Le temps est une condition essentielle pour mener à bien une enquête d’investigation qui demande au moins 6 mois. Mais nos institutions médiatiques ne sont pas prêtes à engager un journaliste pour travailler sur un sujet d’investigation pendant longtemps sans faire d’autres travaux journalistiques en parallèle, notamment sur l’actualité.

Les journalistes ne peuvent pas réaliser une enquête en une semaine. Ils peuvent faire un reportage ou un scoop mais pas une enquête.

Les médias publics et gouvernementaux

 

Après la révolution, nous espérions tous, que les médias gouvernementaux deviennent concrètement des médias publics qui remplissent leurs missions et garantissent le droit du public à s’informer. Cependant, le secteur public connaît de plus en plus de problèmes, notamment après les décisions exceptionnelles du 25 juillet 2021 annoncées par le président de la République Kais Saied.

On espérait que les médias publics guideront tous les autres types de médias, en particulier les médias privés, pour assurer le changement du paysage médiatique et la mise en œuvre de la liberté d’expression. Malheureusement, il n’y a aucune volonté politique de transformer les établissements médias gouvernementaux en médias publics.

Dans cette période, les médias publics sont des médias à voix unique, ce qui constitue un danger pour le pluralisme de la presse et l’indépendance du paysage médiatique.

De son côté, l’agence Tunis Afrique Presse, malgré la création d’une cellule d’investigation, s’éloigne désormais du journalisme d’investigation.

La liberté en contexte de transition démocratique

Dans la transition démocratique, les médias sont nécessaires à la phase dite de « consolidation »[9] dans laquelle ils tentent de mettre en place la culture des institutions démocratiques qui conduit, de ce fait, à la « démocratisation ». Cependant, on ne peut pas remplir ce rôle à un moment où les journalistes des médias privés et publics ne peuvent pas parler et critiquer.

La Tunisie s’est classée cette année à la 94éme[10] au classement de la liberté de la presse, dévoilé par l’organisation Reporters sans frontières (RSF), reculant de 21éme places par rapport à 2021.

En effet, RSF a publié un rapport le 19 janvier 2022, dans lequel elle avait annoncé que « la trop lente transformation du secteur médiatique tunisien depuis dix ans et les évolutions politiques récentes menacent la liberté de la presse, qui fut pourtant le premier acquis de la révolution tunisienne il y a 11 ans »[11].

D’un autre côté, le droit d’accès à l’information est un acquis difficile à réaliser. En effet, les plus grandes enquêtes dans le monde, notamment aux Etats Unis, sont menées grâce aux lois d’accès à l’information qui permettent aux journalistes d’accéder aux documents administratifs.

En Tunisie, les journalistes ont été très contents de la mise en œuvre de la loi garantissant l’accès à l’information[12]. Ils ont pensé qu’elle allait aider les journalistes et tous les citoyens à accéder aux documents administratifs en toute transparence afin de lutter contre la corruption. Cependant, en Tunisie, il n’est pas facile d’appliquer cette loi.

 

Aujourd’hui, notre pays a besoin du journalisme de qualité, notamment le journalisme d’investigation afin de renforcer la transition démocratique. Cependant, ces obstacles empêchent les journalistes d’atteindre cet objectif.

La situation du journalisme d’investigation peut évoluer grâce à la volonté des journalistes de pratiquer l’investigation, de collaborer avec leurs collègues et de rejoindre des réseaux d’investigation. Mais le plus important est la formation académique et professionnelle.

 

 

 

 

 

[1] Cette phrase revient régulièrement dans un débat entre professionnels : « Quel journalisme d’investigation ? Table ronde avec Jacques Derogy, Gilles Gaetner, EdwyPlenel et James Sarazin », Esprit, n° 167, 1990. On la retrouve également dans la presse anglo-saxonne: De Burgh (H.), ed., InvestigativeJournalism. Context and Practice, Londres, Routledge, 2000, p. 13.

[2]Nawaat, https://nawaat.org/.

[3]Inkyfada, https://inkyfada.com/fr/.

[4]Alqatiba, https://alqatiba.com/.

[5]LayliForoudi, « Comment des journalistes d’investigation tunisiens ont construit un modèle économique qui garantit leur indépendance », Global investigativejournalism Network, 17/09/2020 https://gijn.org/2020/09/17/comment-des-journalistes-dinvestigation-tunisiens-ont-construit-un-modele-economique-qui-garantit-leur-independance/, (consulté le 26-09- 2021).

[6]Alqatiba, https://alqatiba.com/.

[7]الكتيبة، تحقيق دولي: مجرمون دوليون، مسؤولون فاسدون وزعماء يحتمون بخزائن “كريدي سويس”، 20  فيفري2022 ، https://alqatiba.com/2022/02/20/%D9%85%D8%B3%D8%A4%D9%88%D9%84%D9%88%D9%86-%D9%81%D8%A7%D8%B3%D8%AF%D9%88%D9%86-%D9%83%D8%B1%D9%8A%D8%AF%D9%8A%D9%87-%D8%B3%D9%88%D9%8A%D8%B3/

[8]Sur la base de la liste des médias en 2021 qui nous a été présentée par la Présidence du Gouvernement( cf. Annexe : 10 : Tableau de répartition des journalistes professionnels par média 2021

[9] Olivier Koch, 2017, op. cit, p .221.

[10]https://rsf.org/fr/classement?year.

[11]RSF, Journalisme en Tunisie : l’heure de vérité, 19 janvier 2022, https://rsf.org/fr/un-rapport-%C3%A0-point-nomm%C3%A9-journalisme-en-tunisie-lheure-de-v%C3%A9rit%C3%A9 .

[12]Loi du 24 mars 2016.

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