Disparition du quotidien « Assafir » : la fin d’une école journalistique prestigieuse dans le monde arabe

mars 2, 2017 • Articles récents, Derniers articles, Economie des médias • by

Le logo du journal « Assafir »

Le quotidien libanais « Assafir », fondé par le journaliste libanais Talal Salman le 26 Mars 1974, a fermé ses portes au début de cette année  (pour toujours?). Le numéro 13552 était le dernier.  Avec cette disparition, la presse libanaise  tourne une page glorieuse de l’histoire de la presse et des médias dans le monde arabe.  La fermeture d’«Assafir», qui était une école pour plusieurs icones politiques et culturelles du monde arabe pendant plus d’un demi-siècle, est l’expression symbolique de la mort annoncée de plusieurs journaux papier arabes, qui tombent comme des feuilles d’automne, de la Mauritanie à Oman.

De nombreux journaux moribonds ont annoncé qu’ils sont sur le point d’arrêter leur édition papier et de se contenter d’un site Web. « Assafir» n’a, quant à lui, rien laissé, pas même une version électronique.

« Assafir » avait couvert, avec professionnalisme, la guerre civile au Liban (1975 – 1990), avec son slogan « la voix des sans voix ». Le journal a également accompagné la résistance palestinienne de près tout au long de son implantation au Liban et jusqu’à sa sortie en septembre 1982. Il a été, de même,  le témoin des grands événements dans le monde en général et dans le monde arabe en particulier, tels que l’effondrement du mur de Berlin, l’implosion de l’Union soviétique, l’éclatement de la Yougoslavie ainsi que la guerre américaine en Irak.

Le journal  n’a pas négligé le Maghreb, dont sont originaires plusieurs de ses journalistes : il était considéré comme le « journal du Liban dans le monde arabe  et du monde arabe au Liban. » Ainsi, sa fermeture  n’est pas simplement la disparition d’un titre des stands des matinées de Beyrouth, c’est le signe d’un tournant dans l’histoire de la presse et de la culture arabes.

Des compétences professionnelles de renommée

La naissance d’«Assafir» a tiré profit d’un moment historique marqué par la montée des nationalistes et de la gauche, au cours des années soixante-dix du siècle dernier. Cette opportunité a été saisie par le journal pour se hisser au rang de la plus importante  plate-forme médiatique arabe. Tous ceux qui avaient une production intellectuelle, un projet culturel ou une initiative politique se devaient de passer par la tribune d’« Assafir» pour être entendu par tous, de l’Orient arabe au Maghreb.

C’est que le journal a attiré des professionnels renommés dont Joseph Samaha, Hazem Saghiya, Clovis Maksoud,  Bassem Sabaa,  Rashed Fayed, Mahmoud Darwish et le caricaturiste palestinien Naji Al-Ali, qui l’a marqué de son empreinte indélébile à travers le personnage de Handhala qui n’a pas quitté le journal depuis.

Beaucoup d’entre eux sont des militants de la gauche libanaise. Ainsi, le journal  semblait les soutenir, « Il était comme une terre de rencontre entre les gens de la gauche, des communistes aux nationalistes arabes en passant par les  « Mouhazibin »  » avait indiqué son rédacteur en chef Talal Salman.

«Assafir» a également attiré des compétences non-Libanaises, dont le Palestinien Bilal al-Hassan, qui est devenu rédacteur en chef adjoint avant d’émigrer à Paris, le Syrien Saadallah Wannous,  le Tunisien Saleh Bashir (Alsakkouhi),  les Egyptiens Ibrahim Amer, Mustafa al-Husseini et Hilmi Tuni. Ce dernier est l’auteur du logo du journal (la colombe) et du choix de sa couleur (orange), qui « symbolise les oranges de Yaffa (Jaffa) et de toute la Palestine», comme il disait. Hilmi Tuni a, pour sa part, conçu  la maquette du journal.

La guerre civile a éclaté au Liban en avril 1975, quelques mois après la sortie de « Assafir ». La guerre a poussé certains journaux et magazines de Beyrouth à émigrer, l’un après l’autre, vers Paris et Londres : « Al Mostakbal », « Annahar Al Arabi et Al Douwali », « Koll Al Arab », « Addostour », « Al Watan Al Arabi »… Mais « Assafir » est resté fidèle à son implantation. Plus encore,  il a renforcé son équipe rédactionnelle par de nouvelles plumes prestigieuses.
La question évidente qui se pose ici est la suivante: qui finançait le journal? Ce n’était  pas un secret que la Libye finançait «Assafir». Cependant, le journaliste Hazim Saghiya explique les contraintes de financement ainsi : « Plusieurs journalistes ainsi que moi-même avons travaillé, pendant des années dans le cadre du règlement imposé par le journal : mettre le bailleur de fond entre parenthèses, nous ne l’évoquons ni positivement ni négativement et tirer profit de l’espace disponible pour dire ce que nous voulons dire. Ainsi, nous croyons en tout ce que nous écrivons, mais nous n’écrivons pas tout ce à quoi nous croyons. Talal Salman, lui-même, n’a exigé rien d’autre de personne».

La grande migration

« Assafir » a reçu un coup sévère avec l’invasion militaire israélienne du Liban et le siège de Beyrouth en 1982. De nombreux piliers non-libanais du journal étaient poussés à quitter le pays. Ainsi, Bilal Hassan a émigré à Paris, où il a fondé la revue « Al Yawm Assabaa ». D’autres ont participé à la réédition du journal « Al Hayat » depuis Londres, ou ont rejoint les  médias exilés ou les médias européens. Les autres journaux de Beyrouth ne sont pas à l’abri du sort d’ « Assafir ». La fermeture menace tous les journaux. Au Liban, pourtant considéré comme le berceau de la presse arabe, trois autres journaux, « Annahar », « Alliwaa » et « Al Mostakbal », ont décidé depuis l’année dernière de limoger leurs journalistes et d’arrêter leurs versions papier.
De leur côté, la plupart des médias audiovisuels libanais affrontent une grave crise économique, subie par les journalistes et le personnel qui souffrent du paiement tardif de leurs salaires et de crainte de limogeage.

Étranglement

En Égypte, la presse écrite est aussi confrontée depuis 2015 à une situation similaire à son homologue libanaise, en raison des mutations engendrées par les moyens de communication modernes qui menacent la presse écrite papier au profit des versions électroniques.

Ceci concerne les journaux privés et non pas les journaux « nationaux » (publics). L’hebdomadaire « Attahrir »  a arrêté son édition papier début septembre 2016. « Al Badil » a également subi le même sort avant la fin de la même année. Ceci est dû, selon son conseil d’administration, à « la baisse de la demande et à la consultation des sites électroniques par la majorité ».

Dans la même période, le journal « Al Masri Al Yawm » a commencé à  » marcher sur les traces des journaux qui ont migré vers le monde virtuel, au prix d’une lutte acharnée entre l’administration du journal et les rédacteurs qui étaient soutenus par le Syndicat des journalistes.

En Libye, les journaux « Kourina » et « Oya » ont arrêté leurs éditions papier et se sont contentés de la version électronique, bien qu’ils aient été fondés bien avant la révolution du 17 Février 2011.

Aux Émirats Arabes Unis, l’énorme marché de la publicité n’a pas suffi au journal anglophone « Emirates Today » qui a suspendu sa version papier et s’est limité à un site Web.

Six journaux fermés

En Algérie, la presse écrite fait  face à un autre type de difficultés : la baisse des revenus des hydrocarbures a déstabilisé de nombreux secteurs dont celui des journaux. La crise, qui a opposé la société publique d’impression aux journaux qu’elle imprime, sur la nécessité de payer leurs dettes, a forcé six journaux à arrêter leurs publications depuis juin 2016. Vingt autres journaux attendent le même sort s’ils ne règlent pas leurs dettes.

La position de cette société publique a soulevé de nombreuses questions dans les médias au sujet d’éventuelles motivations politiques derrière cette procédure, étant donné que la presse écrite en Algérie est plus audacieuse que les stations de radio et de télévision dans la critique du pouvoir et du président.

Cependant, au niveau mondial, la disparition de la presse écrite papier n’est pas une fatalité : une étude élaborée l’an dernier sur des journaux américains a montré que la moitié des lecteurs de journaux ne visitent pas leurs sites Web, mais préfèrent lire les éditions en papier.

Le centre de recherche « PEW », qui a élaboré l’étude, a expliqué  que « ces résultats sont similaires aux résultats de l’enquête nationale américaine, qui a montré que 56 % des lecteurs préfèrent la version imprimée ».  L’enquête a également démontré que près de 75 %  des recettes publicitaires proviennent de la version papier.

N.B:  Cet article a été publié sur le site AJO (version Arabe). Il est traduit par Yosr Belkhiria

Crédit Photo @Aljanoubia

 

 

 

 

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