Le soutien étranger à la réforme des médias tunisiens : de la dépendance à l’accoutumance ?

juin 17, 2017 • Articles récents, Derniers articles, Économie des Médias, Economie des médias, Journalisme spécialisé, Media et Politique, Media et Politique, Modèles économiques • by

Au lendemain de la révolution de janvier 2011, la réforme du système  médiatique tunisien a fait l’objet d’une attention particulière de la part des chancelleries occidentales et les principales organisations internationales d’appui aux médias se sont ruées vers le pays du « printemps arabe » pour offrir leurs services. A l’heure du bilan, la question de l’efficacité de cette « overdose » d’offres multiformes s’impose d’autant plus impérativement que son impact sur la performance des médias tunisiens est contesté.

Des recherches  récentes ont en effet montré que les opérateurs parapublics, tels que Canal France International, BBC Media Action, Deutsche Welle Akademie,  qui ont massivement envahi la « médiasphère  tunisienne » procèdent d’une logique diplomatique européenne, dans la mesure où les formations qu’elles financent  leur  permettent de « démultiplier les liens avec de potentiels relais d’influence ». [1]

Après 2011, un afflux financier sans précédent s’est déversé sur la Tunisie au titre de l’assistance à la réforme et au développement du secteur des médias. Le montant global des budgets dégagés par les organismes de la coopération internationale à cet effet est estimé entre  13 et 15 millions d’euros par an, contre seulement 4 à 5 millions pour les autres pays de la région MENA.[2]

Pour sa part, l’Union Européenne a doublé le volume des budgets alloués à la Tunisie après la révolution. En 2015, l’UE a signé avec la Tunisie une convention au terme de laquelle elle lui accorde un don de 10 millions d’Euros dédiés au « Programme d’appui aux médias tunisiens ». Ce programme est en cours de démarrage après l’attribution en décembre 2016 du contrat de réalisation au consortium qui a remporté l’appel d’offres lancé par la délégation de l’UE à Tunis.

En 2004, déjà, une convention de coopération similaire portant sur un programme d’appui aux médias Tunisiens avait été signée  entre la Tunisie et l’Union Européenne. Doté d’un budget de  2,15 millions d’euros (3,2 millions de dinars à l’époque). L’objectif de ce programme de trois ans était formulé à peu près de la même manière de celui de 2015 : « renforcer le rôle et les capacités professionnelles des journalistes et des médias Tunisiens, développer les compétences professionnelles des journalistes et des gestionnaires afin de contribuer à l’amélioration de la qualité du système des médias ».
L’organisme public qui pilote ce programme est également le même que celui du programme actuel : le Centre africain de perfectionnement des journalistes et communicateurs.

A l’époque, plusieurs organisations de défense des droits de l’homme et des libertés de l’information avaient dénoncé cet accord qui ne servait, selon eux, qu’à financer la propagande du régime de l’ex-président Ben Ali, qui était classé par RSF parmi les « 10 ennemis de la liberté de l’Internet  dans le monde».

La bonne adéquation du soutien technique et financier aux besoins en développement des médias tunisiens n’est donc pas le souci majeur des bailleurs de fond européens. L’objectif mis en avant par les opérateurs parapublics européens d’appui aux médias pour mobiliser un maximum de ressources financières était pourtant attractif : élever la pratique médiatique dans la Tunisie postrévolutionnaire au rang de celle des pays démocratiques et rééditer l’accompagnement déjà expérimenté avec les pays de l’ex-bloc soviétique de l’Europe de l’Est au lendemain de la chute du mur de Berlin en 1989.

L’entreprise paraissait crédible car on allait se donner les moyens de cette ambition.

Les deux organisations productrices des normes et standards juridiques, professionnels et déontologiques, à savoir l’UNESCO et le Conseil de l’Europe, avaient ouvert des représentations actives à Tunis. D’autres organisations internationales non-gouvernementales spécialisées dans la codification des normes relatives à  la liberté de la presse et à la protection des journalistes ont également installé leurs bureaux régionaux à Tunis, telles que Article 19 (GB) et RSF (FR). De leur côté, les organisations parapubliques ou non gouvernementales spécialisées dans le développement des médias et le renforcement des capacités des journalistes, telles que IMS (Danemark), Free Press Unlimited (Pays-Bas), Hirondelle (Suisse), BBC Media Action (GB) et CFI (France) prenaient en charge l’essentiel des programmes de formation.

Mais  cet excédent d’offre a eu des effets non désirés en ce sens qu’on a rapidement atteint le niveau de saturation dans un marché somme toute resté statistiquement limité, avec une population mère de moins de 1500 journalistes et un nombre limité d’entreprises médiatiques. En outre la modestie des effectifs journalistiques, notamment dans les médias privés, fait obstacle à la fréquentation des sessions de formation que les directeurs ont fini par trouver envahissantes.

A cela s’ajoute le peu d’impact ressenti par les bénéficiaires de ces programmes d’appui et de formation.

Les résultats d’une évaluation menée par le chercheur Olivier  Koch sur les sessions de formation au journalisme d’investigation dispensées en Tunisie après 2011 sont révélateurs de leur faible pertinence :

« 54,3 % des participants estiment que les contenus dispensés ne sont pas adaptés au contexte national. D’une certaine manière, ceci est confirmé par les formateurs eux-mêmes puisque 82,3 % d’entre eux estiment ne pas connaître, ou très peu, les réalités du journalisme en Tunisie. De nombreux élèves ont été amenés à mettre en cause, ouvertement (pendant les sessions) ou dans le cadre des entretiens, le caractère décontextualisé ou inadapté des formations. » [3]

Le rôle des instances étrangères de coopération est amplifié par l’absence d’une structure publique responsable de la gouvernance des médias en cette période de « transition vers la démocratie ». En effet, l’Instance nationale de réforme de l’information et de la communication (INRIC) mise en place en mars 2011 s’est auto-dissoute en juillet 2012 et, en dehors de a HAICA, instance de régulation de l’audiovisuel,  il n’existe depuis aucun point focal gouvernemental responsable du secteur de l’information.

Ce rôle est également déterminant en raison de l’absence de financement public aux programmes de formation et d’appui à la réforme des médias, ce qui fait de la coopération étrangère le seul outil disponible pour organiser des séminaires et sessions de formation. Cette défaillance de l’Etat est constatée même au niveau des missions qui relèvent de ses prérogatives naturelles, telles que la préparation des textes de lois. En effet, c’est l’organisation britannique ARTICLE 19 qui a pris l’initiative d’organiser la série de réunions et consultations relatives au projet de loi devant remplacer le code de la presse de 2011 (le décret-loi 115). D’autres organisations (BBC Media Action, Conseil de l’Europe …) ont assisté la HAICA pour la préparation d’un projet de loi sur l’audiovisuel.

Sans la prise en charge par l’Etat de ce dossier de la réforme du système médiatique, la Tunisie restera pour longtemps dépendante de l’aide européenne qui fournit une expertise considérée par beaucoup de bénéficiaires comme non adaptée et « décontextualisée ».

 

[1]  Mattelard T : postface à l’article de Olivier Koch : La (re-)professionnalisation du journalisme tunisien dans la période transitionnelle : le rôle des acteurs extranationaux, Centre J. Berque, 2017 http://books.openedition.org/cjb/1219

[2] Source : l’expert belge Alexandre Delvaux, in Olivier Koch, La (re-)professionnalisation du journalisme tunisien dans la période transitionnelle : le rôle des acteurs extranationaux http://books.openedition.org/cjb/1219

[3] Op. cit.

Crédit photos @publish_your_article et @directinfo

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