La circulation des productions informationnelles et culturelles dans les mondes arabes et musulmans

avril 6, 2017 • Articles récents, Derniers articles, Economie des médias, Économie des Médias, Media et Politique, Modèles économiques • by

La couverture de l’ouvrage

Un nouvel ouvrage dont l’intitulé est  » La circulation des productions culturelles: Cinéma, informations et séries télévisées dans les mondes arabes et musulmans  » vient d’être publié. Cet ouvrage dirigé par Dominique Marchetti et Julien Paris , qui est centré sur les productions culturelles et leurs circulations au sein des mondes arabes et musulmans, est important. Ne serait-ce par le fait qu’il répond bien à l’appel lancé en 2000 par James Curran et Myung-Jin Park (2000), invitant à «désoccidentaliser les études sur les médias».
Les apports du livre sont nombreux. Ses chapitres permettent pour commencer de saisir les recompositions en cours au sein du champ audiovisuel régional. La lecture de ces textes fait ainsi apparaître la manière dont l’Égypte – qui a pendant longtemps été un pôle majeur d’exportation pour les pays arabes non seulement en matière de fictions, mais aussi d’informations – a, comme le note Tourya Guaaybess, perdu «son leadership au profit des pays du Golfe», sous l’effet en particulier de la concurrence des chaînes satellitaires à capitaux saoudiens – Middle East Broadcasting Center (MBC), lancée en 1991, puis les bouquets offshore Arab Radio and Television Network (ART) et Orbit.
Dans le domaine de l’information, c’est bien évidemment la chaîne qatarie Al Jazeera – dont le « panarabisme médiatique » s’inscrit aux yeux de Nicolas Dot-Pouillard dans la continuité de celui développé par la radio nassérienne Sawt Al-ʿArab (La Voix des Arabes) – qui va s’imposer à partir de la fin des années 1990, suscitant en retour la création par le groupe MBC d’une autre chaîne d’information destinée au public panarabe : Al Arabiya.
Si Al Jazeera est l’émanation d’un projet porté par l’État qatari, son statut, avertit Nicolas Dot-Pouillard, ne peut être résumé à celui de simple « courroie de transmission » de ce dernier. La chaîne, par la diversité des nationalités et des opinions des journalistes qui composent sa rédaction transnationale, est aussi un espace dans lequel se sont déployées, pendant les années 2000, les idéologies qui traversent le monde arabe : elle a, à ce titre, été le véhicule d’un « discours néo-tiers-mondiste », non sans que cela apparaisse comme ambigu, son principal bailleur n’étant pas connu pour entretenir des « liens d’inimitié particuliers avec les principaux pays occidentaux ».
Au-delà des enjeux relatifs à l’information stricto sensu, les chapitres de cet ouvrage appréhendent comment, par leurs initiatives, plusieurs acteurs du Golfe expriment leur volonté de donner aux « Arabes » les moyens de leur propre représentation médiatique, sans passer par le truchement de celle offerte par les supports occidentaux, comme le montre le cas de la chaîne Al Jazeera Documentaire qu’étudie Michel Tabet et celui du complexe de Dubaï Media City, que décrypte Némésis Srour.

Ankara et Téhéran en quête d’influence au travers de leurs diplomaties audiovisuelles

L’originalité de ce livre est également de mettre en lumière la manière dont des « puissances moyennes » comme la Turquie et l’Iran, entretenant des liens historiques avec le monde arabe, se servent de leurs médias et produits culturels à des fins d’influence dans celui-ci.
Nilgün Tutal-Cheviron et Aydın Çam étudient la façon dont, depuis son accession au pouvoir en 2002, l’AKP, le Parti de la justice et du développement, a mis en œuvre de véritables « stratégies culturelles » pour être davantage présent économiquement et politiquement dans le monde arabe – stratégies au sein desquelles ont été enrôlés les médias étatiques, mais aussi, semble-t-il, les producteurs privés de télévision. Le gouvernement turc, reprenant à son compte la stratégie (et la terminologie) de « soft power » promue(s) par Joseph Nye (1990) pour les États-Unis, s’emploie notamment à capitaliser la diffusion des séries turques dans le monde arabe – et l’image favorable du pays qu’elles y projettent –, en soutenant notamment leur exportation à travers un système d’aides publiques, aux fins de servir les « intérêts économiques » et « diplomatiques » de la Turquie dans cette région du monde.
Ces analyses éclairent dans le même temps notre compréhension des mécanismes du commerce international des programmes de télévision. Dans sa contribution, Julien Paris insiste sur un facteur, essentiel pour un marché tel que celui formé par le monde arabe : il note de fait qu’une des clefs de la réussite à l’exportation des séries turques dans cet espace tient à leur « dimension morale » – fruit d’un subtil ensemble d’impératifs, tant politiques, sociaux, culturels qu’économiques – et à leur capacité, de ce point de vue, à offrir à leurs téléspectateurs et téléspectatrices dans ce marché des contenus plus acceptables que ceux de leurs concurrents nord-américains.
Le texte d’Yves Gonzalez-Quijano qui étudie les feuilletons télévisuels religieux iraniens suggère, lui, que Téhéran a, parallèlement à son dispositif de télédiffusion extérieure, développé une diplomatie de l’« image sacrée » qui a vu dans la multiplication des chaînes de télévision dans les mondes arabo-musulmans de nouveaux supports où se déployer.

Une complexe géographie de la circulation des images, entre flux régionaux et persistance des anciennes hégémonies

Les différents chapitres de ce livre esquissent une géographie de la circulation des images qui non seulement laisse une large place à une variété de flux régionaux, mais inclut également, grâce à la contribution de Némésis Srour, la présence dans le monde arabe des films indiens. La popularité de ceux-ci est grande, comme en témoignent leur succès sur le marché des DVD pirates ou la concurrence que se livrent, dans le ciel arabe, plusieurs chaînes qui leur sont consacrées, telles que MBC Bollywood, B4U (Bollywood for You), Zee Aflam.
Se penchant sur les flux transnationaux de biens médiatiques au sein des mondes arabo-musulmans, cet ouvrage cerne également la façon dont ceux-ci sont reçus dans des réalités nationales données. Le chapitre de Catherine Miller montre en particulier comment, au Maroc, la chaîne étatique 2M a su s’imposer comme un médiateur incontournable pour l’accès de son public aux séries turques et mexicaines – préférées aux égyptiennes –, grâce à la politique de doublage en arabe marocain de ces programmes qu’elle a inaugurée à la fin des années 2000.
L’importance de la place qu’occupent les productions occidentales sur les marchés considérés est par ailleurs mise en évidence, dans plusieurs chapitres. Si Némésis Srour montre comment Yash Raj Films s’efforce d’accroître la présence des films indiens au Moyen-Orient, elle évoque aussi les difficultés que rencontre la firme à concurrencer les films hollywoodiens, plébiscités dans les multiplexes d’Égypte comme du Liban. De même, Catherine Miller souligne-t-elle dans son étude des politiques de programmes de 2M que la chaîne – après avoir impulsé, suite à la publication du nouveau cahier des charges de 2006 qui l’obligeait à proposer plus de programmes nationaux, une ambitieuse politique de production dans ce domaine – a dû revoir ses ambitions à la baisse. Cette production de fictions a décliné au profit d’une autre dynamique, favorisant la production de télé-réalités plébiscitées par le public, aux coûts beaucoup plus réduits, certes fabriquées localement, mais basées sur des modèles occidentaux.
Abdelfettah Benchenna montre lui combien la distribution des films du Maghreb est difficile en France – alors que ce pays est, de loin, celui qui, en Europe, leur est le plus ouvert. En dépit du système d’aide mis en place en faveur des « cinémas du monde » par le Centre national de la cinématographie (CNC) – qui n’est pas, suggère l’auteur, sans effets sur le contenu des films en profitant –, la distribution de ces films dans l’Hexagone reste confidentielle. Grand est à ce titre le contraste entre la présence du cinéma maghrébin en France et celle dont bénéficient les films français au Maghreb.
La nouvelle géographie plus diversifiée des flux de biens médiatiques et la persistance des anciennes hégémonies sont aussi présentes dans certains chapitres consacrés plus spécifiquement à l’information, à commencer par celui que dédie Dominique Marchetti à la place qu’occupe le Maroc sur le marché de l’information internationale. S’il insiste sur l’importance de la présence des correspondants des médias occidentaux dans ce pays, il souligne dans le même temps celle de leurs confrères des chaînes d’information en continu panarabes, ce qui met à nu l’effet structurant qu’a pu avoir l’émergence de celles-ci dans la couverture de l’actualité du monde arabe, du moins sur le marché de l’information en langue arabe.

Circulation des modèles culturels occidentaux

L’ouvrage met également en valeur le rôle non moins important de la circulation tant des modèles institutionnels de politique audiovisuelle ou cinématographique que des modèles de journalisme. Dans le chapitre où ils décryptent les efforts conjugués entrepris entre 2007 et 2011 par le Centre national du cinéma français (CNC) et le corps diplomatique français pour exporter le modèle français de financement public de cinéma en Turquie, Romain Lecler et Jean-François Polo mettent bien en évidence la manière dont, sous couvert de sauvegarder, à travers le soutien à son industrie cinématographique, la culture nationale d’un pays partenaire, le gouvernement français, à travers l’exportation de son modèle de financement du cinéma, entend, aussi, participer au rayonnement de son propre modèle culturel qu’il pourra ainsi mieux défendre dans les grandes enceintes internationales.
Les programmes de formation des journalistes déployés par des acteurs parapublics occidentaux – tels que Deutsche Welle Akademie, Canal France International, BBC Media Action – en Tunisie au lendemain du 14 janvier 2011, étudiés par Olivier Koch, font apparaître le même hiatus entre les objectifs affichés – défendre non plus la culture nationale, mais la « transition démocratique » – et les dimensions diplomatiques dont ces programmes sont investis. Destinées à distiller « des normes et des pratiques adéquates aux principes démocratiques » en Tunisie, les formations que décrypte l’auteur (qui appartiennent à la première génération de formations mises en place après la chute de Ben Ali) sont de prime abord fort peu efficaces tant elles sont, par leur ignorance des réalités du journalisme en Tunisie, peu adaptées : elles sont, en revanche, peut-être plus efficaces en termes d’influence pour les pays qui les financent.

Les reconfigurations du champ de l’information transnationale

Dans leurs chapitres respectifs, Nicolas Dot-Pouillard et Tourya Guaaybess montrent que l’aptitude d’Al Jazeera à se faire porteuse d’un discours démocratique a été prise en défaut, en 2011, au moment des soulèvements arabes. Si la chaîne a offert une grande publicité au soulèvement tunisien, servant de « porte-voix » à celui-ci, puis a pris « ouvertement parti pour les manifestants égyptiens » contre les forces de l’ordre et a soutenu la « contestation populaire de la famille Assad » en Syrie, elle s’est en revanche tue « sur le mouvement démocratique à Bahreïn ».
En plus d’affecter son image et ses audiences, cette couverture déséquilibrée des soulèvements arabes semble avoir provoqué, comme l’explique Nicolas Dot-Pouillard, une crise au sein d’Al Jazeera, suscitant le départ de certaines de ses journalistes qui vont créer, grâce aux financements offerts par « de riches hommes d’affaires syriens et libanais », en juin 2012, une nouvelle chaîne, Al Mayadeen, qui reprendra à son compte le discours « néo-tiers-mondiste » tenu par Al Jazeera.
Si le présent ouvrage cerne les reconfigurations à l’œuvre dans le champ des chaînes d’information en continu dans le monde arabe, il cerne également, par l’entremise du chapitre écrit par Enrico De Angelis, la manière dont les « nouveaux médias » contribuent à transformer les modalités de production et de distribution de l’information dans le même espace. Comme il le constate, les grandes chaînes de télévision comme Al Jazeera sont, par la prééminence que leur donne leur réseau de collecte et de diffusion de l’information, « les premiers acteurs à bénéficier » de l’émergence de nouveaux intermédiaires se déployant en ligne.

Références citées

CURRAN, J., PARK, M.-J. dir., De-Westernizing Media Studies, Londres, Routledge, 2000.
NYE, J., Bound to Lead. The Changing Nature of American Power, New York, Basic Books, 1990.

N.B: Cet article est la Postface du livre modifiée par son auteur.

Crédit photo @Openedition

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