Vieilles règles pour de nouveaux défis: Journalisme et transition démocratique

janvier 28, 2019 • Articles récents, Derniers articles, Liberté de presse et censure, Media et Politique, Media et Politique • by

Sept années sont passées depuis la vague révolutionnaire qui a secoué, à partir de 2011,  le monde arabe et fait chuter plusieurs dictatures. Les libertés de l’information et de la communication figuraient en bonne place parmi les revendications populaires. Pour la Tunisie, pays de déclenchement du « Printemps Arabe » la question est de savoir si la « Transition Démocratique » a permis de réaliser la réforme des médias et la mutation des « médias gouvernementaux » en « médias de service public ».

Commençons par relever que les générations qui ont vécu depuis l’indépendance de la Tunisie en 1956 sous l’autorité de deux régimes répressifs et liberticides sont aujourd’hui déconcertés. En effet, on pensait qu’après la dictature, l’avènement de la liberté allait résoudre tous les problèmes. Pendant des décennies, on a vécu avec l’illusion que la liberté était la clé magique pour réaliser le bonheur.

Or, huit ans après la révolution, il faut admettre que la sortie de l’interminable « transition vers la démocratie » est plus compliquée que prévu. Certes, le succès relatif du processus politique en cours est un acquis bon à prendre, mais la médaille a son revers et il convient de jeter quelques lumières sur l’autre face de l’histoire et de se demander « qu’est-ce qui n’a pas marché » ?

L’analyse des facteurs de blocage de la transition démocratique révèle que c’est l’affaiblissement de l’Etat qui est en cause, du moins pour la Tunisie. Après la révolution, le système politique en vigueur s’est écroulé et le parti au pouvoir s’est évaporé avant d’être carrément mis hors-la-loi. La structure qui a le mieux survécu à ce bouleversement est la centrale syndicale UGTT, qui a renforcé son influence en tant qu’acteur majeur de l’ère post-révolutionnaire. L’adage selon lequel « un Etat faible est plus dangereux qu’un Etat autoritaire » est plus que jamais d’actualité dans les pays  du « Printemps arabe », y compris dans ceux qui disposent d’une société civile forte, comme la  Tunisie.

S’agissant du secteur des médias, la faiblesse de l’Etat est plus évidente après 2011 au point où on peut même parler d’une « démission de l’Etat ». En Tunisie, le ministère chargé de la communication a été supprimé au lendemain de la révolution. Une autorité publique provisoire a été créée en mars 2011, l’Instance Nationale de Réforme de l’Information et de la Communication  (INRIC), mécanisme consultatif indépendant. Mais l’INRIC a été poussée à l’autodissolution par l’hostilité du gouvernement de la « Troïka », dominé par les islamistes vainqueurs des élections d’octobre 2011, qui voulaient manifestement avoir les mains libres pour reconfigurer à leur avantage le paysage médiatique national.

Ainsi, à l’exception de la Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle (HAICA), chargée depuis 2013 de la régulation de l’audiovisuel, il n’existe plus aucune structure étatique chargée du secteur de l’information et de la communication.

Cette absence de l’Etat s’est manifestée même au niveau de la préparation des textes législatifs organisant le secteur des médias, qui ont pu être finalisés avec l’appui d’organisations internationales, telles que Article 19. En cette période de « transition démocratique », l’absence d’une structure publique responsable a eu pour conséquence l’accentuation de la dépendance à l’expertise étrangère et à l’aide internationale.

Par ailleurs, le démantèlement des mécanismes de la censure n’a pas manqué de soulever la question de la redevabilité des médias. En démocratie, la presse surveille le pouvoir, mais elle obéit à son tour à la surveillance civile de son public, en plus de son autocontrôle. En Tunisie, l’autorégulation de la presse est encore embryonnaire, le Conseil de la Presse créé à l’initiative des journalistes et des éditeurs attend toujours sa consécration légale et aura besoin de beaucoup de temps pour être réellement opérationnel.

Journalistes et médias en transition

Avec la chute de la dictature en janvier 2011, la plupart des journalistes des médias dominants tunisiens ont été déstabilisés par la disparition de la censure. Avant, ils connaissaient les sujets tabous et les lignes rouges à ne pas franchir. Après 2011, de nouvelles formes de « censure sociale » sont apparues et la pression du censeur gouvernemental unique a laissé place à des attaques multiformes provenant des nouveaux acteurs de la société civile : partis politiques, groupes religieux, syndicats …

Mais cette poussée conservatrice et corporatiste n’a pas empêché l’adoption de la nouvelle constitution en janvier 2014, qui offrait à la Tunisie révolutionnaire un cadre juridique conforme aux normes internationales des droits de l’homme et de la bonne gouvernance. Il garantit la liberté d’expression et le droit d’accès à l’information. L’autorité de régulation indépendante de la radiodiffusion (HAICA) a été promue au statut constitutionnel. Le droit des journalistes de protéger leurs sources est garanti par la loi et les lanceurs d’alerte sont également protégés. Mais cet environnement législatif libéral n’a pas encore eu d’impact sur les pratiques journalistiques.

Le journalisme en Tunisie est une profession ouverte, ni protégée par un diplôme en journalisme ni par un prestige social. De plus, les chroniqueurs et autres animateurs squattent les plateaux et s’autoproclament leaders d’opinion, au grand dam des journalistes professionnels. Les diplômés en journalisme sont les plus mécontents. Ils voient leur titre universitaire disqualifié par  des chroniqueurs et animateurs autodidactes. Frustration accrue par le sentiment d’impuissance, car leur syndicat national (SNJT) s’est  lui-même doté d’un bureau exécutif contrôlé par des professionnels provenant d’autres cursus universitaires.

Enfin, en Tunisie comme ailleurs, les internautes et les « citoyens journalistes » disputent aux journalistes leur « privilège » d’informateurs en inondant le web d’informations et d’images qui « parasitent » le plus souvent le travail traditionnel des journalistes.

Mais les nouveaux outils du web ne sont pas forcément des menaces  et peuvent au contraire constituer une opportunité pour le développement d’un débat démocratique et ouvert. C’est cette conviction qui a incité notre association Media Development Center (MDC) à lancer en 2018 une expérience originale de formation au journalisme citoyen.

Conduit par MDC en partenariat avec l’organisation hollandaise Free Press Unlimited (FPU), le programme « Journalisme citoyen pour la bonne gouvernance locale au Nord-Ouest » a été une expérience pilote réussie.

Partant du constat que la région du Nord-Ouest tunisien est desservie par une faible infrastructure médiatique, on a eu l’idée de créer un réseau de « journalistes citoyens » capables de rendre compte de l’actualité locale à travers les réseaux sociaux, principalement Facebook. Le deuxième constat est relatif à la réticence des correspondants des médias traditionnels à traiter les sujets liés à la corruption et autres pratiques de mauvaise gouvernance locale. En effet, ce sont des lanceurs d’alerte de la société civile qui osent dénoncer et porter ces questions sur la scène publique.

Une rapide formation au journalisme de proximité et au Mobile Journalism a donc été dispensée à un groupe d’une quinzaine de jeunes diplômés choisis parmi les plus actifs au sein de la société civile locale.  Un accompagnement (coaching) leur a été assuré après les ateliers de formation. C’est ainsi que ce groupe a produit plus de 70 reportages sur des sujets peu ou pas abordés par les médias dominants. Ces reportages vidéo ont été diffusés sur Facebook, sur Youtube et publiés sur le site web de MDC.

Le journalisme citoyen à travers les médias sociaux peut être une solution pour les régions peu couvertes. Comme partout, les jeunes tunisiens ne lisent pratiquement pas de journaux, n’écoutent pas la radio et regardent rarement la télévision. Par contre, ils sont connectés au web et aux plateformes des médias sociaux tels que Facebook et YouTube.

A la faveur de la décentralisation consacrée par la constitution de 2014, les conseils municipaux élus en mai 2018 ont désormais de réels pouvoirs et il importe de surveiller leur respect des règles de bonne gouvernance. Le journalisme citoyen pratiqué sur les médias sociaux est une bonne réponse aux risques de  malversation des autorités locales et un outil précieux de participation dans une démocratie ouverte.

 

Ce texte est un résumé de l’intervention du Pr Abdelkrim Hizaoui au panel Médias de la conférence sur le Dialogue Méditerranéen, Rome, 22-24 novembre 2018

 

 

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