La régulation indépendante de l’audiovisuel tunisien : pourquoi ils n’en veulent pas

mai 4, 2019 • Articles récents, Derniers articles, Economie des médias, Ethique et Qualité, Journalisme spécialisé, Liberté de presse et censure, Media et Politique, Media et Politique, Modèles économiques • by

Crédit Photo @NessmaTV

La décision  d’ordonner  la saisie des équipements de diffusion de la chaîne privée Nessma TV, osée le 15 avril par la Haute autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle (HAICA), va-t-elle marquer un tournant dans la gouvernance publique de l’audiovisuel tunisien ? La spectaculaire descente de police sur les locaux de Nessma opérée le 25 avril en application de cette décision de la HAICA a-t-elle sonné le glas de l’insolente impunité dont la chaîne a joui depuis 2011 ? Rien n’est moins sûr.

Au lendemain de la chute du régime autocratique de Ben Ali en janvier 2011, la Tunisie s’est choisi en matière de liberté d’expression et de presse un horizon démocratique fort ambitieux : adopter en Tunisie les standards internationaux en vigueur dans les démocraties libérales. Cette volonté s’est concrétisée notamment par la création de l’autorité de régulation de l’audiovisuel la plus indépendante du monde arabe, la HAICA. Paradoxalement, cette instance est aujourd’hui sous les feux conjugués des programmes en boucle de Nessma TV, de plusieurs acteurs publics et d’une partie de l’opinion publique, qui s’insurgent contre sa décision de les priver de Nessma, autoproclamée ces dernières années comme « la chaîne de la famille ».

Pourtant, le paysage audiovisuel tunisien est riche de 13 chaînes de télévision privées disposant d’une licence accordée par la HAICA conformément à la réglementation en vigueur. Il est vrai que grâce aux feuilletons qu’elle diffuse en prime time, Nessma occupe  souvent la première place en termes de parts d’audience.

Certes, la suspension de Nessma TV qui survient à une semaine du mois de Ramadhan est préoccupante pour une chaîne qui déclare  avoir 400 employés, dont 30 journalistes (chiffres de 2018). En effet, ce mois permet habituellement aux chaînes de télévision d’engranger l’essentiel de leurs recettes publicitaires annuelles. Néanmoins, l’argument social n’est pas recevable venant d’un patron qui néglige de régulariser le statut de son entreprise.

 

Mais que reproche donc la HAICA à cette chaîne pour en arriver à faire saisir ses équipements de diffusion ? Tout simplement ceci : n’avoir pas transformé la forme juridique de la société éditrice  de « société à responsabilité limitée »  en « société anonyme », comme l’exige le cahier des charges édicté par la HAICA le 5 mars 2014.

Cinq années plus tard, après plusieurs dizaines de rappels et d’actes de procédure accomplis par la HAICA sur le dossier Nessma TV, l’instance de régulation a fini par perdre patience et décider d’appliquer les sanctions plusieurs fois différées.

Au-delà de ces détails formels, « L’affaire Nessma », comme on la dénomme désormais, prend des allures d’épreuve de vérité pour la régulation indépendante de l’audiovisuel en Tunisie. L’enjeu est ni plus ni moins la confirmation d’un acquis majeur de la révolution de 2011, à savoir la déconnexion de l’audiovisuel du politique et la rupture avec la domestication des chaînes par les autorités publiques.

La Tunisie saura-t-elle préserver cet acquis précieux, fruit de plusieurs décennies de luttes et de sacrifices de plusieurs générations de professionnels et de militants des droits de l’Homme ?

Depuis la chute de la dictature en 2011, la classe politique, tous partis confondus, affiche à l’égard des chaînes privées une complaisance révélatrice des liaisons troubles établies entre les politiques et ces médias, notamment ceux créés sous le régime déchu de Ben Ali.

En effet, au lieu de saluer la décision de la HAICA d’appliquer enfin la loi pour mettre fin à la situation d’illégalité dans laquelle se complaisait Nabil Karoui, le patron de Nessma TV, plusieurs acteurs publics tunisiens  ont choisi de voler au secours de la chaîne récalcitrante. De coupable, Nessma TV est devenue à leurs yeux victime d’un prétendu « harcèlement » de la part de la HAICA.

Le premier à réagir a été le parti islamiste Ennahdha, qui a organisé une réunion de crise de son bureau exécutif au lendemain de l’opération policière contre Nessma. Le communiqué issu de cette réunion demande à la HAICA de revoir sa décision et de régler le différend avec Nessma par le dialogue. Ce même communiqué va fustiger la position du syndicat des Journalistes (SNJT), coupable d’avoir désigné le patron de Nessma TV comme responsable de la fermeture de sa chaîne.

De son côté, BéjiCaidEssebsi, le Président de la République, a reçu le 29 avril  Nabil Karoui. Même si le communiqué de la présidence a été équilibré en insistant  sur le rôle régulateur de la HAICA, le fait d’avoir obtenu une audience médiatisée avec le chef de l’Etat a de quoi conforter le patron de Nessma dans son bras de fer avec l’autorité de régulation.

S’exprimant sur les antennes de Nessma, Sami Tahri, secrétaire général adjoint chargé de l’information de la puissante centrale syndicale UGTT, rejette  la sanction contre Nessma au nom de la liberté de la presse. Sami El Fehri, patron de la chaîne concurrente « Al Hiwar Ettounsi » a,pour sa part, mis de côté ses « différends avec Nabil Karoui » et affirmé : «  Je me battrai de toutes mes forces contre la fermeture de n’importe quel média : Nessma TV, Zitouna TV ou autres« . D’autres acteurs publics ont également exprimé leur soutien à Nessma et nombreux sont ceux qui ont repris à leur compte la version fournie par Nabil Karoui en conférence de presse : « la Haica n’est qu’une instance qui exécute les instructions du gouvernement et que la voix du citoyen et ses souffrances, dérangent… »

Pour comprendre comment on en est arrivé là, une rapide rétrospective des relations entre l’acteur central Nabil Karoui et les régulateurs s’impose.

Au lendemain de la chute du régime de Ben Ali (janvier 2011), on a procédé au démantèlement du système d’encadrement et de surveillance des médias et de l’Internet : suppression du Ministère de la communication, de l’Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE), suspension définitive des journaux du parti au pouvoir, le RCD, qui sera lui-même dissous ultérieurement, rétablissement de la liberté de navigation sur Internet …

Miraculeusement, les extensions audiovisuelles du régime déchu ont été préservées par les nouveaux maîtres de la Tunisie post-révolutionnaire. Les deux chaînes de télévisions privées ayant servi la propagande du régime déchu, Hannibal TV et Nessma TV ont vite fait de se reconvertir en tribunes révolutionnaires et, sans la moindre autocritique, vont se déclarer elles-mêmes « victimes de la dictature de Ben Ali » !

Les chefs de l’opposition d’hier, jadis interdits d’antenne sur ces chaines, vont désormais devenir « les invités d’honneur » des plateaux de Hannibal et de Nessma. Le pacte informel entre les nouveaux dirigeants et les chaines privées est désormais scellé, à l’avantage évident de ces dernières, qui vont profiter d’une totale liberté durant les mois qui ont suivi la révolution.

En démocratie, il est crucial d’instaurer une régulation de l’audiovisuel dès la libéralisation des ondes. En Tunisie, un ratage historique dans le retard de la création de la HAICA a permis aux chaînes de jouir d’une liberté « sauvage » pendant plus de trois ans. Créée enfin le 3 mai 2013, à la suite de tractations laborieuses, la HAICA ne sera opérationnelle que début 2014 avec la publication des cahiers des charges à l’intention des différentes catégories de chaînes en mars de cette année.C’était trop tard, « le diable est sorti de sa boite » selon l’expression de l’expert de l’UER Giacomo Mazzoni.

Regroupés en Syndicat Tunisien des Dirigeants des Médias (STDM), Hannibal et Nessma vont multiplier les faits accomplis en dénonçant unilatéralement la convention signée avec l’Etat tunisien qui leur interdit toute diffusion de programme politiques ou d’information. Ils vont ensuite mener une bataille contre l’Instance Nationale de Réforme de l’Information et de la Communication (INRIC), ancêtre de la HAICA, coupable selon eux d’avoir interdit la publicité politique (en accord avec l’instance chargée des élections).

Mais c’est surtout en mars 2014, après la publication par la HAICA des cahiers des charges que Hannibal et Nessma vont se déchaîner contre l’autorité de régulation. Des plateaux à sens unique vont tirer à boulets rouges sur une HAICA diabolisée à souhait. Leur syndicat va accentuer la pression en intentant un recours en annulation des cahiers des charges devant le tribunal administratif.

Mais le 7 juillet 2014, les patrons de l’audiovisuel privé vont perdre leur procès contre la HAICA. En réaction, leur représentant au conseil de la HAICA, Mohsen Riahi, annonce sa démission le lendemain 8 juillet. Depuis, la rupture est totale entre Nabil Karoui et la HAICA.

Sous la férule de son créateur et directeur exécutif Nabil Karoui, Nessma TV va s’inscrire durablement dans le paysage audiovisuel tunisien et maghrébin. Pour sa chaîne, Karoui n’est jamais à court d’idées : tour à tour chaîne de la Star Academy Maghreb, « chaîne du Maghreb Arabe » puis « chaîne de la famille », en passant par les Nessma Rouge, Bleue, Verte, Live, Sport …

La dernière trouvaille de Nabil Karoui est singulière : il a inventé une nouvelle forme de téléréalité qu’on pourrait appeler la « charité show ». En effet, suite au décès de son jeune fils Khalil dans un tragique accident de la circulation, Nabil Karoui lance en mars 2017 l’émission caritative « Khalil Tounes », en hommage au fils disparu.

En décembre 2017, la HAICA a interdit pour un mois la diffusion de cette émission. Motif : l’apparition en permanence du propriétaire de la chaîne Nabil Karoui et son engagement de trouver des solutions aux problèmes sociaux présentés,sont considérée comme de la propagande et de la promotion de son image, ce qui est interdit par l’article 5 du Cahier des charges, qui prohibe « l’utilisation de la chaîne pour de la publicité ou la promotion de l’image du propriétaire de la licence ainsi que pour celle d’autrui ou d’un parti politique ».

Narguant le régulateur, Nabil Karoui continue avec son émission « Khalil Tounes » de faire le tour de Tunisie des régions défavorisées, distribuant lui-même les dons, promesses et accolades, le tout dûment filmé et diffusé en boucle sur sa chaîne.

Pour ceux qui doutent de l’impact de ce genre d’émission sur le public, plus précisément sur les électeurs potentiels, il suffit de consulter le sondage réalisé par EMRHOD CONSULTING fin avril 2019, qui place Nabil Karoui en seconde position dans les intentions de vote aux élections présidentielles, derrière l’actuel chef du gouvernement Youssef Chahed, alors qu’il n’a même  pas déclaré sa candidature aux prochaines élections prévues fin 2019 ! Qui empêchera désormais Nabil Karouide rêver de convertir ses trois millions de téléspectateurs en autant d’électeurs ?

Ce n’est pas un hasard si Nessma TV compte parmi ses actionnaires MEDIASET de Berlusconi, le magnat italien devenu un modèle en matière de d’accès au pouvoir par la télévision.

Certes, depuis 2011, d’autres promoteurs audiovisuels ont fait le même rêve, avec des fortunes inégales. Aux élections de l’Assemblée Constituante en 2011, Hechmi Hamdi, grâce à sa chaîne londonienne Al Mustaquilla, a créé la surprise en  enlevant 27 sièges, mais il a été incapable de conserver cet acquis.

Quant à Larbi Nasra, le « promoteur de la chaîne » Hannibal TV, qui a créé un parti politique et mené campagne pour les élections présidentielles de 2014, il n’a récolté que 0,2% des voix. Le principal argument électoral de Larbi Nasra était une émission de « charité show » à sa gloire, Nabil Karoui gagnerait à méditer ces revers et à retrouver le sens des réalités.

Partout dans le monde, la collusion entre le quatrième pouvoir et le premier des pouvoirs a été funeste pour la démocratie, les médias doivent garder leur mission de surveillance citoyenne des pouvoirs, ils sont le plus puissant et le plus efficace des contre-pouvoirs. Les régulateurs publics indépendants tels que la HAICA (et bientôt l’ICA) doivent être respectés et défendus en tant que garants du droit du citoyen à une l’information garanti par la constitution.

Print Friendly, PDF & Email

Tags, , , , , , , , , , ,

Send this to a friend