La liberté de presse en Jordanie : Le Roi n’est pas à critiquer

février 12, 2018 • Articles récents, Journalisme spécialisé, Liberté de presse et censure, Media et Politique, Media et Politique • by

Crédit photo @EJO_allemand

 

Des journalistes qui s’auto censurent, des pages web  bloquées et une nouvelle génération de journalistes critiques et sans frontières

« Dans le monde arabe, la Jordanie est le paradis, mais… » Cette citation de Randa Habib, journaliste franco-libanaise très proche de la cour royale jordanienne, résume le développement actuel de la liberté de la presse en Jordanie. Situé entre la Syrie, l’Iraq, Le Liban, l’Arabie saoudite et l’Israël, le pays est perçu comme un «pôle stabilisateur » dans la région, mais les conflits dans les pays voisins, l’immense nombre de réfugiés et le manque d’eau le mettent sous une pression croissante. Sur l’index de la liberté de la presse, l’ONG Reporters sans Frontières place le petit royaume hachémite à la 138e place sur 180, ce qui dénote une régression de 3 places depuis 2015.

Formation de journalistes sous l’expertise royale

« Il fut un temps ou le métier de journaliste était très respecté en Jordanie », se souvient la princesse Rym Ali. « Aujourd’hui, seulement ceux qui n’ont aucune autre option choisissent ce métier ». Pour promouvoir la formation des journalistes, en 2006 elle a fondé le Jordan Media Institute (JMI). Rym, mariée au frère du roi Abdullah II, Prince Ali, a elle-même travaillé d’abord pour la BBC à Londres puis comme correspondante pour CNN pendant la guerre en Iraq. Le JMI offre une formation moderne, différenciée. Malgré cela, beaucoup de ses diplômés préfèrent poursuivre leur carrière à l’étranger, par exemple en Arabie Saoudite, où il y a des diffuseurs internationaux de télévision, ou bien à  l’Ouest, où les salaries sont plus élevés et la liberté moins limitée.

Reporter sans Frontières relève qu’en Jordanie, il y a un certain nombre de sujets tabous sur  lesquels les journalistes ne peuvent pas s’aventurer.  La loi de la presse interdit de critiquer la famille royale, ou les valeurs traditionnelles islamiques. Aussi des enquêtes sur la corruption peuvent être pénalisées avec des lourdes amendes.

La journaliste Jumana Ghunaimat est confrontée à ces difficultés pendant son travail quotidien. « Il est difficile de travailler comme journaliste dans un pays du tiers monde », dit-t-elle. Étant la rédactrice en chef du grand journal Al Ghad, elle devrait pouvoir décider ce qui est écrit et publié. Jumana explique : « Moi, je suis dans une bonne position pour faire le travail de journaliste. Bien sûr j’ai mes limites, mais normalement, si je veux exprimer quelque chose, je trouve une façon de l’exprimer. » Malgré cela, il y a des sujets qui lui sont très délicats à traiter. Quelques affaires intouchables sous prétexte de sécurité de Etat. « Mais je crois, que cet argument est souvent utilisé comme une excuse pour contrôler les médias. » par contre, critiquer le parlement ou les ONG n’est pas problématique. Jumana révèle que  « quelques fois, les thèmes sociaux me font plus de mal à tête que la politique». Par exemple, il est maintenant quasiment impossible pour elle d’écrire un article sur le port du voile par les femmes. Aussi, critiquer le roi, la religion ou des partenaires économiques importants comme l’Arabie Saoudite par exemple est imprudent. Reporters sans Frontières désapprouve néanmoins cette autocensure des journalistes.

Après le « Printemps Arabe », l’ hiver pour la liberté de la presse

La liberté d’expression est inscrite dans la constitution de le Jordanie. Malgré cela, les journalistes peuvent être arrêtés et auditionnés devant une cour militaire. Depuis 2010, quand le soi-disant « printemps arabe » remuait le monde arabe avec des tumultes dont les répercussions sont perceptibles jusqu’à aujourd’hui, les marges de manœuvre des journalistes se sont rétrécies.  Randa Habib se rappelle : « Les médias ont été la première victime. » Beaucoup de nouvelles lois ont été adoptées, soumettant les média à un contrôle plus sévère. En août 2010, le « Cyber Crime Law » (loi sur la cybercriminalité)  a été adoptée. Cette loi devait combattre la criminalité en ligne, mais en fait, elle a été utilisée pour bloquer des sites d’information. Depuis septembre 2012, une nouvelle loi interdit à tout site d’information d’exister sans une licence officielle de la Commission Jordanienne des Média (JMC). En conséquence, des centaines de pages sans licence ont été bloquées. Des rédacteurs en chef doivent être inscrits dans cette commission pendant quatre ans au minimum, il est impératif qu’un rédacteur en chef soit inscrit au niveau de la commission pour pouvoir exercer le titre.

Un autre point critiqué par Reporters sans Frontières est que la loi qui est vague contre le terrorisme soit souvent prise comme excuse pour arrêter des journalistes déplaisants pour les autorités. Depuis que la loi a été votée en 2014, le gouvernement déclare régulièrement des embargos ou des interdictions de prise de parole. C’était le cas concernant les guerres au Yémen et en Syrie et concernant les actes de terrorisme. Un autre exemple est l’assassinat de Nahed Hattar. En 2016, cet écrivain avait publié sur sa page Facebook critiquant l’organisation terroriste «État Islamique ». Des internautes ont interprété cette caricature comme un blasphème et ont posté des commentaires de haine et de menace. Hattar a été mis en détention préventive. Le jour où il devait se défendre devant la justice, il a été fusillé par un extrémiste sur les escaliers de la cour de justice. La presse a été bâillonnée pour des raisons de « sécurité nationale ».

En juillet 2017, la JMC a publié une nouvelle loi instituant que seulement les pages web constituées en consortium de cinq ont droit à accéder à une licence. Dans une interview avec le journal Jordan Times, le directeur de la commission, Mohammad Qteishat, déclarait que la loi devrait « renforcer la propriété intellectuelle des journalistes ». Par contre, des journalistes jordaniens dénoncent que seules les nouvelles pages web sont soumises à cette règle, pendant que les pages déjà établies peuvent continuer leur travail.

7iber : Affronter la censure a la qualité

Lina Ejeilat est une des journalistes touchée par la « Cyber Crime Law » de 2010. Elle est la fondatrice du blog 7iber, qui s’est illustré au fur et à mesure comme une plateforme d’information importante et de vaste portée. En Jordanie, des journalistes sont obligés de s’enregistrer dans l’Association Jordanienne de la Presse pour obtenir une licence et travailler légalement. « De l’autre côté, des journalistes comme nous, qui travaillons exclusivement en ligne, ne sommes pas éligibles pour cette licence », explique Ejeilat. Son blog a été bloqué quatre fois. « On a donc changé de domaine », dit-t-elle, haussant ses épaules. De dot.com à dot.org à dot.net à dot.me. Parce que 7iber a continué à opérer pendant le blocage, le gouvernement a imposé aux producteurs une amende de 1000 Dinars Jordaniens ( 1.200 Euro).

Les rédacteurs de 7iber ne mâchent pas leurs mots. Même les sujets délicats ne leur font pas peur : Par exemple, 7iber a publié un dossier multimédia sur des réfugiés somaliens refoulés dans des conditions inhumaines. Cet évènement n’a pas été traité dans les autres médias. Lina Ejeilat : « Notre dossier a remis en question la crédibilité du gouvernement. » Le reportage était primé avec un prix pour la meilleure campagne multimédia.

Lina Ejeilat pense que l’idée de bloquer des pages web est inutile. « On peut toujours atteindre nos lecteurs à travers Facebook », dit-t-elle. Le Team de 7iber appartient à une nouvelle génération de jeunes journalistes qui utilisent l’internet pour communiquer avec leur public international et donc ne peuvent pas facilement être confinés dans des limites nationales.  Avec leur stratégie de publier des artricles de fond loin du mainstream, 7iber atteint de 250.000 à 700.000 lecteurs par semaine et 300.000 suiveurs sur Facebook.

« Souvent, des jeunes journalistes nous contactent et veulent travailler avec nous. Pour nous, c’est important qu’ils croient en des libertés personnelles et dans les droits civils. » Malgré les restrictions quotidiennes qui l’obligent à questionner continuellement sa stratégie, Lina Ejeilat et son équipe continuent à poursuivre leur mission d’une façon déterminée et sans peur des risques évidents. « Nous avons déjà critiqué le roi », dit-t-elle. « Nous n’avons jusqu’à présent pas été attaqués, seulement bloqués et piratés ». La raison qui fait que le blog continue d’exister et probablement du fait que les articles de 7iber sont basés sur des recherches précises et approfondies, qui ne sont pas facilement réfutables. Lina Ejeilat confirme : « On se défend en faisant le journalisme solide ». En Jordanie, donc, il y a des journalistes qui s’opposent à la censure par un journalisme de qualité.

Traduit de l’orignal allemand de Johanne Mack et Amadou Oury Diallo. Ce reportage et le résultat d’un voyage d’étude de l’Institut Erich Brost/ Université Technique de Dortmund, auquel l’auteur a participé en décembre 2017.

Print Friendly, PDF & Email

Tags, , ,

Send this to a friend