Harcèlement moral, sexisme et pressions outre-mesure… les journalistes subissent également des violences au sein de leur rédaction. « Malheureusement c’est un phénomène complètement multisectoriel », affirme Maître Elise Fabing, avocate en droit du travail à Paris. Selon elle, la précarité croissante de certains journalistes et l’impact de la crise économique sur la presse sont « des miroirs grossissants des pratiques managériales délétères ».
Jean-Marie Charon, sociologue des médias, confirme qu’il y a interaction entre ce qu’il se passe au sein d’une rédaction et à l’extérieur d’autant plus que, dans l’exercice de ses fonctions, le journaliste est souvent impliqué : « il est difficile de traiter la violence et les discriminations puis revenir à la rédaction et les vivre (…) les valeurs d’une société ne peuvent pas s’arrêter à la porte des rédactions », affirme-t-il.
Besoins de soutien
Sarah, est aujourd’hui basée au Etats-Unis. Pour cette Britannique, vivre en France était un rêve. Alors, quand elle s’est vue proposer un CDI en 2015, elle a sauté sur l’occasion. Son expérience a cependant viré au cauchemar lorsque sa hiérarchie l’a forcée à signer une rupture de contrat.
Sarah dénonce le non respect du droit du travail, une intimidation de la part de sa hiérarchie ainsi que de la violence physique lors d’une convocation dans le bureau du directeur : « il ne voulait pas que je sois accompagnée, il m’a pris par le bras, il m’a accusée d’enregistrer la réunion sur mon téléphone… », se rappelle-t-elle.
Le média a été condamné en novembre 2020 par la Cour d’Appel d’Aix en Provence. « Je suis généralement très forte, mais là j’étais terrorisée », explique la journaliste qui a préféré quitter la France pour se sentir à nouveau en sécurité. Elle regrette également la difficulté qu’elle a eu à trouver du soutien auprès d’un avocat ou d’une quelconque organisation malgré un dossier solide.
« Quelque chose qui peut détruire n’importe qui »
Ce manque de soutien, Patricia* l’a également ressenti. Au point de penser à créer une association d’aide aux victimes dans son département en France : « c’est une psychologue consultée dans un tout autre cadre qui a mis un mot sur ce que je subissais. C’est elle qui m’a dit que j’étais victime de harcèlement. (…) Je me sentais pourtant hyper forte, mais ça n’empêche que c’est quelque chose qui peut détruire n’importe qui », explique-t-elle.
Patricia était secrétaire de rédaction dans un média de presse écrite. Elle dénonce les conditions de travail : pas de poste fixe, l’impossibilité de se concentrer à cause des discussions incessantes dans l’open-space et la malveillance d’un de ses supérieurs : « il sabotait mon travail. Son comportement était connu par la RH mais elle n’a rien fait », regrette la journaliste, aujourd’hui en reconversion.
Cette situation de pression constante a provoqué chez elle des problème de santé : « j’avais des maux de tête, des nausées, des vertiges. J’étais très fatiguée. Un jour j’étais incapable de manger. Ce jour-là je suis allée voir un médecin en pleurs », se rappelle-t-elle.
Sabotage et pression
Ilona* se souvient quant à elle de sa toute première expérience de travail à l’étranger : « j’écrivais des articles de 15 000 signes, je faisais toutes les recherches, je vérifiais l’angle avec le rédacteur en chef, je lui faisais valider une version 1, puis une version 2 mais au final, malgré tout, ça n’allait jamais. Il finissait toujours par venir me dire que je n’avais rien compris. Il m’humiliait en public. J’avais une boule de stress, (…) les jours où je savais qu’il venait au bureau. Il me décrédibilisait auprès de mes sources et détruisait mon article en ajoutant des bruits de couloirs. J’ai d’abord arrêté de signer mes papiers puis j’ai été mise à l’écart avant d’être finalement licenciée », se souvient la journaliste.
Il ont a mis plus d’un an à se reconstruire en faisant beaucoup de terrain. « Encore aujourd’hui, je garde une angoisse phénoménale quand on me demande de réécrire un article », reconnaît-elle néanmoins.
Même expérience, pour Marie* dont la joie de signer son premier contrat est rapidement balayée par la pression subie par son supérieur : « une fois, il m’a hurlé dessus pendant 20 minutes parce que je n’avais pas mis un tiret à un nom composé. Une autre fois, il m’envoyait 8 messages en 10 minutes pour que je rende un travail qui n’était pas si urgent et, pour lui prouver que le sujet en question était bien en train d’être téléchargé, je devais lui envoyer une photo de l’écran. Enfin, il me mettait sur le dos des problèmes de sons qui avaient eu lieu lors du tournage. (…) Parfois je travaillais jusqu’à 5 h du matin pour être sereine le lendemain, j’avais toujours peur de me faire virer et, au final, c’est ce qui est arrivé », se rappelle-t-elle.
« On m’appelait, la féministe de service »
Dans son enquête sur les journalistes qui quittent la profession, Jean-Marie Charon constate qu’ 1/3 des cas de départ est dû à un burn out et, précise-t-il, beaucoup des victimes sont des femmes.
« On ne centre pas sur des questions de discrimination. Les gens commencent à nous en parler quand on les relance (…) c’est dur et pénible d’en parler. Il y a aussi ces personnes qui nous parlent de harcèlement dans leur rédaction, mais on ne sait si elles le subissent aussi ou pas. Enfin, certains y sont confrontés d’abord à l’école de journalisme puis dans la profession », constate le sociologue. « 30 % des Français s’estiment victime d’harcèlement moral et 32 % de femmes d’agissements sexistes », déclare pour sa part Elise Fabing.
C’est aussi ce que dénonce la journaliste sportive Marie Portolano dans son documentaire Je ne suis pas une salope, je suis une journaliste, diffusé dimanche 21 mars sur Canal+. La réalisatrice donne ainsi la parole à de nombreuses femmes journalistes sportives qui ont subi des violences sexistes dans l’exercice de leur fonction.
Journaliste pour une chaîne nationale, Béatrice dénonçait depuis plusieurs années, les blagues sexistes d’une partie de sa rédaction : « On m’appelait, la féministe de service », s’indigne-t-elle. « Ce n’est pas ok, de dire ‘ma belle’ à une collègue femme, c’est insupportable d’être mansplannée, ça doit disparaître de tous les lieux de travail. Et surtout ce n’est pas ok, d’avoir peur de ne pas être embauchée en raison d’une potentielle grossesse », affirme la jeune journaliste qui depuis a été licenciée et est en procès contre son média.
« Je n’étais pas encore consciente des mécanismes d’oppression »
Remarques sur sa jupe, demande de numéro personnel…. Héloise* a subi le sexisme de son rédacteur en chef pendant un stage : « à cette époque, j’avais 19 ans, je n’étais pas encore totalement consciente des mécanismes d’oppression, je me disais que c’était certainement parce que j’étais jolie », se souvient-elle indignée.
Camille* s’est, pour sa part, sentie totalement abandonnée à la suite d’une tentative d’agression sexuelle sur son lieu de travail, par une personne étrangère au service : « à la place de me protéger ma hiérarchie a décidé de me licencier en considérant que la confiance a été rompue », s’indigne-t-elle.
Selon Jean-Marie Charon, la féminisation croissante du métier de journaliste peut aussi expliquer ce sentiment de ras-le-bol qu’exprime certaines d’entre elles : « ce n’est pas que c’est pire qu’avant, c’est que ce n’est plus supportable car la société a changé. Les femmes journalistes n’ont plus les même profils », analyse-t-il.
Balance ta rédaction
A l’instar des comptes Balance Ta Start-up ou Balance Ton Agency, depuis novembre 2020 Balance ta rédaction publie des témoignages anonymes de journalistes (en poste ou stagiaires) qui dénoncent le harcèlement et les comportements racistes ou sexistes de leurs rédactions.
Avec plus de 15 000 abonnés sur Instagram, l’objectif du compte est de donner un espace aux victimes et de rendre visible les atteintes souvent discriminatoires qu’ils subissent : « Cela me rassurait de voir les postes de Balance Ta Rédac (…) on se sent moins seuls », se rappelle Béatrice.
La délation est cependant souvent reprochée à ses comptes : « si la parole des victimes était écoutée on n’aurait pas besoin de passer par ce type de mouvement et si ce type de comportements n’existait pas, on aurait pas besoin de les exprimer », affirme Béatrice.
Un cri de révolte
Des propos que rejoint l’avocate Elise Fabing : « ces comptes sont loin d’être parfaits, mais c’est comme un cri de révolte. (…) Cela montre aussi que les moyens donnés aux victimes pour dénoncer ces situations sont insuffisantes. Le délai de jugement est trop long (…) la condamnation de l’employeur pour harcèlement est de 7 000 euros en moyenne, ça n’incite pas à changer de comportement. Par ailleurs ces comptes ne sont pas des tribunaux populaires, on y trouve aussi des témoignages positifs, l’action en diffamation est ouverte et il y a un droit de réponse. Les entreprises ont donc les moyens de contre-attaquer », explique-t-elle.
S’il constate que certaines rédactions sont encore dans le déni de ces comportements violents, Jean-Marie Charon a le sentiment que les choses changent progressivement grâce, notamment, à la relève hiérarchique : des journalistes plus jeunes et davantage disposés à changer des pratiques traditionnelles qui ne correspondent plus aux valeurs de la société.
« J’ai le sentiment qu’il y a un truc qui est en train de se passer (…) Certaines rédactions ont réagi et il y a beaucoup de femmes qui se sentent plus légitimes, ça me donne de l’espoir », se réjouit également Béatrice.
* les prénoms ont été modifiés.
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Remarque : Cet article rédigé par Sara Saidi ( journaliste indépendante en France, à Strasbourg) a été publié sur IJNET