Enseignons-nous le journalisme de données dans le Monde Arabe ?

juillet 15, 2019 • Articles récents, Derniers articles, Formation en Journalisme, Les infos du numérique • by

Crédit photo @Mydral

Ces dernières années, les pratiques médiatiques des publics ont changé suite à l’émergence d’Internet et la diversification des supports mobiles. Etant donné que trop d’information tue l’information, il s’est avéré essentiel de revoir la façon avec laquelle les informations sont présentées aux publics. Ceci a été soutenu par Internet qui a mis à la disposition des journalistes des outils permettant de présenter une nouvelle forme de journalisme : le journalisme de données.

Dans le monde arabe, quelques initiatives de la part des entreprises médiatiques ont vu le jour, tel qu’il été confirmé lors de la première rencontre des journalistes de données arabes, qui a eu lieu en mars 2018, à l’Université Américaine du Caire, et qui a été animée par des journalistes de données porteurs de projets dans différents pays arabes, à titre d’exemple Infotimes en Egypte, Inkyfadha en Tunisie et Bayanat Box au Liban. Ainsi le contexte d’évolution du journalisme de données nous a poussés à réfléchir sur l’enseignement de ce type de journalisme dans les écoles du journalisme dans le monde arabe, étant donné que l’université est appelée de nos jours, à s’ouvrir sur le marché de l’emploi.

Afin de répondre à notre problématique de recherche, nous avons mené une série d’entretiens semi-directifs auprès de quelques responsables de projets de journalisme de données, au Maghreb et au Moyen Orient et des professeurs des universités (Egypte, Tunisie, Liban, Arabie Saoudite, Maroc, Algérie et Emiraties Arabes Unis).

L’émergence du journalisme de données dans le monde arabe

Dans le Monde Arabe, l’accès à l’information a été toujours un problème majeur. Selon Yahia Chekir (2019), quatre pays arabes seulement défendent l’accès à l’information à travers un texte de loi : Tunisie, Maroc, Algérie et Egypte. Mais dans la plupart des pays arabes, les citoyens sont confrontés à de nombreux défis, dont les lois garantissant la confidentialité des informations sous prétexte de la protection de la sécurité nationale.  Mais ce contexte politique n’a pas empêché quelques modèles médiatiques de voir le jour dans le Monde Arabe, à savoir : Infotimes (2012), Inkyfada (2014), Bayanet Box (2018), et autres.

Selon les résultats d’un questionnaire en ligne lancé en 2018[1], auquel ont répondu 60 journalistes issus de 8 pays arabes, 83% des interviewés déclarent ne pas savoir extraire des données et la majorité des répondants a confirmé être prête à apprendre à utiliser Microsoft Excel, considéré en tant qu’outil primordial pour un data journaliste.

De même, la majorité des répondants a confirmé qu’ils rencontrent deux problèmes en tant que journalistes de données : l’accès à l’information et la disponibilité des informations. Or dans certains pays la loi d’accès à l’information existe, sauf que les journalistes n’en profitent pas.

Ceci n’empêche pas de confirmer que les journalistes des pays arabes sont dotés ces dernières années de plusieurs opportunités, notamment :

– L’émergence de nouvelles institutions médiatiques arabes offrant des programmes de formation au journalisme de données (telles qu’Info times, le réseau Arab Data Journalists, le réseau ARIJ, etc.).

– La présence d’une formation au journalisme de données incluse dans le cours de journalisme électronique dans plusieurs universités arabes. (Exemples : Université Centrale de Tunis, l’Université Américaine du Caire et l’Université canadienne Ahram en Égypte)

-Les efforts continus et croissants pour diffuser le journalisme de données parmi les journalistes arabes. Par exemple, l’équipe d’Infotimes a remporté le premier prix en 2018 pour la meilleure petite équipe de journalisme de données, dans le cadre du concours de journalisme de données organisé par l’International Journalists Network.

-L’adoption de systèmes intelligents et de gouvernement électronique dans un certain nombre de pays arabes.

-Emergence des problèmes récents de crédibilité des médias arabes qui augmentent le besoin de journalisme de données

De même, des concours en matière de journalisme de données ont été lancés dans le monde afin de favoriser la propagation de ce type de journalisme et le partage des connaissances. Dans le monde arabe, le Réseau des Journalistes de Données Arabe[2] a lancé lors de sa deuxième conférence annuelle tenue les 23, 24 et 25 mars 2019, à l’Université Britannique du Caire, deux types de concours : le journalisme d’investigation conduit à partir de données (Data Driven Investigation), la visualisation de données et la narration (Data Visualisation and Storytelling).

L’enseignement du journalisme de données

De nos jours, l’Université est appelée de plus en plus à répondre à la demande du marché afin de former des diplômés susceptibles de trouver des opportunités d’embauche dans l’avenir. Quant au journalisme de données, il s’est imposé depuis des années dans les écoles de journalisme américaines après avoir été touché par le monde professionnel.

La première expérience d’enseignement de journalisme de données à l’université a eu lieu aux Etats Unis, à Arizona State University en 1996, suivie de celle de Columbia University, en 2003, pour arriver à compter en 2016, au moins 63 fiches techniques de cours couvrant le journalisme basé sur les données, le web journalisme et la visualisation de données, dans 113 écoles de journalisme.

Dans le Monde Arabe, là où les écoles de journalisme ne sont pas assez nombreuses, l’enseignement du journalisme de données est récent. Les années d’expérience en matière d’enseignement du journalisme de données varient entre une année et 5 ans. Bien que l’expérience soit récente à l’Université du Caire en Egypte ou à l’Université Centrale de Tunis, l’Université de Mostaganem en Algérie, l’Université de Notre Dame Louiza au Liban, l’Institut de Communication (ISIC) au Maroc et l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information en Tunisie, ont commencé à enseigner ce genre de journalisme depuis au moins trois ans.

Ainsi, il est clair que l’enseignement du journalisme de données dans ces écoles de journalisme du monde arabe a évolué en parallèle avec l’évolution de la scène médiatique.

Lors de nos entretiens menés auprès des enseignants-chercheurs interviewés, six enseignants du total de huit, enseignent le journalisme de données à leurs étudiants, bien que ces enseignants aient tous des compétences technologiques développées. Il suffit d’avoir au minimum trois ans d’expérience en tant que professionnel des médias ou avoir des compétences technologiques développées en tant qu’enseignant-chercheur, pour pouvoir enseigner le journalisme de données.

De même, la majorité des écoles du journalisme qui enseignent le journalisme se limite à un chapitre intégré dans le cours du journalisme électronique.  Cependant, l’ISIC au Maroc a ajouté une matière entière nommée « Journalisme de données ».  Ce cours est animé par un professionnel des médias. Cette expérience est considérée comme étant la plus développée parmi les expériences présentées.

Bien qu’un mastère en journalisme données existe déjà dans de nombreuses universités européennes et américaines, une telle expérience ne verra le jour dans la région arabe pour la première fois que l’année prochaine à l’Université Libanaise.

A propos du contenu enseigné, la majorité des enseignants-chercheurs interviewés accorde un intérêt aux connaissances théoriques aussi bien que pratiques, relatives au journalisme de données.

Les enseignants-chercheurs interviewés ont confirmé qu’ils ont rencontré au sein de leurs universités des problèmes lors de l’enseignement du journalisme de données, à savoir :

**L’absence du corps enseignant nécessaire pour enseigner ce type de journalisme

**L’absence des logiciels adéquats et le recours aux applications en ligne gratuites

**L’absence des références bibliographiques traitant le journalisme de données

**La modestie de l’infrastructure universitaire (la qualité d’Internet, la qualité des ordinateurs, etc.).

Par la suite, certains enseignants pensent qu’un étudiant au niveau de Licence en journalisme n’a pas réellement les compétences technologiques nécessaires pour maitriser le journalisme de données. Ce type de journalisme devrait être enseigné à leurs avis, à des étudiants en niveau plus avancé.

D’un autre côté, les expériences du Hackathon sont fortement recommandées puisqu’elles présentent un laboratoire d’applications permettant aux étudiants en journalisme de développer leurs compétences en journalisme de données. Certaines expériences ont eu lieu d’ailleurs dans certains pays arabes à savoir la Tunisie et l’Egypte.  La première expérience en Tunisie a eu lieu les 17 et 18 avril 2017. Il s’agit du Tunisia Data Driven Journalism Hackathon lancée par Tunisia e-GOV Society et le Centre Africain du Perfectionnement des Journalistes et des Communicateurs (CAPJC).  Mais cette première initiative a été suivie après par de nombreux concours de ce genre notamment le « Mapathon 2019 », organisé par Tunisia e-GOV Society, Open Data Forum et l’Université Centrale de Tunis, les 27 et 28 avril 2019.

Généralement, dans les hackathon, bien que les équipes se composaient de journalistes, de graphistes et de développeurs web, certains pensent que le journaliste doit posséder des compétences en programmation, tout en étant capable de lire, comprendre et mettre en formes des données mathématiques et statistiques complexes, être un « journaliste-hacker » (Parasie, 2011). Dans le monde, une formation destinée des développeurs a été lancée par l’École de journalisme de Medill à la Northwestern University. À Columbia University, le journalisme et l’informatique sont enseignés dans le même cursus.

Notons également que les journalistes professionnels profitent des sessions de formation en matière de journalisme de données. Bien qu’ils soient diplômés d’une école de journalisme, il n’est pas évident qu’ils aient des pratiques développées dans ce type de journalisme.

Ainsi, il est clair qu’il n’y a pas une politique claire dans l’enseignement du journalisme de données. Il s’agit d’initiative prise par les enseignants du cours de presse digitale ou des médias électroniques. Mais les acteurs de la formation en journalisme sont d’ailleurs de plus en plus convaincus de l’utilité de ce type de journalisme même s’il s’agit de se concentrer parfois sur des outils trop rapidement périssables vu l’évolution technologique continue.

Par contre, il est clair que la coopération entre les acteurs de l’univers socioprofessionnel et les enseignants-chercheurs est fort utile pour l’apprentissage de ce type de journalisme. C’est un travail collaboratif.

 

[1] Dans le cadre d’une étude lancée en 2017 par Arab Data Journalists Network

[2] Cf website : https://arabdjn.com/?

Remarque : Cette recherche a été présentée dans le carde de la 5ème édition du World Journalism Education Congress , qui s’est tenue du 09 au 11 juillet 2019, à l’Université de Paris Dauphine. Le texte complet sera publié dans les actes du congrès.

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