Entre protection des données personnelles et protection de l’accès à l’information: quelle équation tunisienne ?

août 5, 2018 • Articles récents, Derniers articles, Ethique et Qualité, Journalisme spécialisé, Liberté de presse et censure, Media et Politique • by

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La Tunisie post-révolutionnaire a mis en place deux structures de base d’un Etat cherchant à établir un système démocratique: l’Instance nationale pour la protection des données personnelles (INPDP) et l’Instance nationale d’accès à l’information (INAI).

Les divergences entre les deux structures ont émergé dans les déclarations opposées de leurs deux présidents, basées sur un arsenal de textes divers (constitution, traités, lois, circulaires …), chacun voulant faire valoir la philosophie de son institution en matière d’échange d’informations. L’Observatoire arabe du journalisme (AJO) a interviewé les présidents des deux instances, Chawki Gaddes, le président de l’INPDP et Imed Hazgui, président de l’INAI ainsi que le directeur général des Archives nationales, Hedi Jalleb.

Une instance vaut mieux que deux

« En ce qui concerne les données personnelles, elles sont protégées par des dispositions claires, dont notamment celles stipulées dans la constitution ou garanties par des lois organiques, des décrets-lois et des circulaires qui ont été regroupés dans un même document, « l’ensemble des textes législatifs relatifs à la protection des données personnelles », élaboré par l’INPDP», a indiqué le président de l’INPDP Chawki Gaddas. Il a, par la même occasion, rappelé que l’article 24 de constitution de 2014 stipule que « « L’État protège la vie privée, l’inviolabilité du domicile et le secret des correspondances, des communications et des données personnelles ».

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Selon lui, la Constitution tunisienne actuelle (et même la Constitution précédente) indique clairement la nécessité de protéger les données personnelles en tant que pilier fondamental de la protection de l’individu. Gaddas a indiqué que plusieurs lois appliquent ce principe constitutionnel dont notamment la loi organique n ° 63 du 27 juillet 2004 relative à la protection des données personnelles et à la création de l’Instance nationale pour la protection des données personnelles. Outre cette loi (toujours en vigueur), il existe d’autres lois, dont notamment la Loi organique n ° 42 de 2017, relative à l’adhésion de la République Tunisienne à la Convention n ° 108 du Conseil de l’Europe sur la protection des personnes contre le traitement automatisé des données à caractère personnel. Gaddas a également souligné l’existence de certains décrets-lois et circulaires qui expliquent la mise en œuvre de ces décisions à l’exécutif, dont notamment le décret-loi n ° 3003 de 2007 relatif au contrôle de l’instance nationale pour la protection des données personnelles et le décret gouvernemental n°17 du 12 octobre 2016, etc.

Le vrai problème n’est pas dans le contenu de ces textes, mais réside plutôt dans le fait qu’il ne sont toujours pas clairs pour les tribunaux tunisiens. »Nous avons déployé de nombreux efforts pour former les juges judiciaires à l’application de cette loi et pour développer une culture de la protection des données personnelles auprès des juges », a ajouté Gaddas. « La culture de la protection des données personnelles est quasiment inexistante dans la société tunisienne et les résultats de nos recherches et sondages d’opinion ont montré que 60% de l’échantillon est constituée  de personnes qui ne sont pas conscientes de ce droit », a-t-il indiqué.

« La protection et l’accès sont semblables et similaires et à mon avis, les deux instances devraient être regroupées en un seul corps afin qu’ils puissent fonctionner normalement et instaurer un équilibre entre la protection des données personnelles et l’accès à l’information », a proposé Chawki Gaddas. Interrogé sur l’existence d’expériences internationales qui pourraient être utilisées dans ce domaine, Gaddas a indiqué que les expériences allemande et canadienne sont les plus claires et donc les plus utiles. « En Allemagne, par exemple, il existe une seule instance qui protège à la fois les données personnelles et le droit d’accès à l’information, que ce soit pour des citoyens ordinaires ou pour les journalistes professionnels. Le Canada est également une référence dans l’équilibre entre le droit à la protection et celui à l’accès à l’information », a-t-il expliqué.

Quant à la question: Où va le modèle tunisien à la lumière de ce conflit? Gaddas a répondu que son instance cherche à établir une seule structure pouvant remplir la mission des deux instances. « Nous avons proposé à l’Instance d’accès à l’information la formation d’un bureau commun pour résoudre les litiges de compétence entre les deux organes. Le bureau, qui se composerait des présidents de chaque instance et de leurs adjoints,  nous permettra de gérer tous les dossiers pouvant être controversés ou ambigus », a ajouté Gaddas. A ce propos, Gaddas a donné l’exemple du modèle français, affirmant que la France cherche à réduire dans les cinq prochaines années le nombre des instances indépendantes y compris celles chargées de la protection des données et de l’accès à l’information, soulignant que les procédures ont déjà commencé.

« La protection est l’exception … L’accès est la règle »

D’autre part, les réponses du responsable de l’Instance d’accès à l’information, Imed Hazgui, étaient différentes des réponses du président de l’INPDP, Chawki Gaddas, ce qui confirme le différend entre les deux points de vue. Dans sa déclaration à AJO, Hazgui a expliqué que « a protection des données personnelles est une exception au droit d’accès à l’information, et non l’inverse ». Selon lui, le principe est l’accès et la liberté d’information et l’exception est la protection des données personnelles dans la mesure où ces données ne concernent pas l’intérêt public.

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Défendant son point de vue, Hazgui a souligné qu ‘«un certain nombre de lois protègent le droit d’accès à l’information, y compris l’article 32 de la Constitution de 2014 qui stipule  que « L’État garantit le droit à l’information et le droit d’accès à l’information. L’État œuvre en vue de garantir le droit d’accès aux réseaux de communication. » En plus de cet important article, la Tunisie a également ratifié plusieurs conventions internationales sur le droit à l’information, dont notamment la résolution 59 de l’Assemblée générale des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques « .

« La culture tunisienne relative à l’accès à l’information est bien plus faible que celle relative à la protection des données personnelles », a-t-il déclaré en réaction au point de vue de Gaddas concernant le « modèle tunisien ». « La règle est la transparence et la liberté d’information et l’exception est la protection, il est donc nécessaire de soutenir la culture de l’accès à l’information auprès du public afin d’assurer transparence, bonne gouvernance et lutte contre la corruption et en vue de permettre au public de voir le cours des questions qui concernent les affaires publiques dans les départements sensibles, les municipalités et les autorités concernées par les marchés publics ».

Sur la question de l’expérience internationale comparée, Hazgui a déclaré: «Pour les modèles allemands et canadiens, tout le monde connaît les traditions de ces pays en matière de transparence, de lutte contre la corruption, de liberté et de démocratie. De ce fait, prendre ces deux pays comme modèles à suivre en Tunisie, qui fait encore ses premiers pas, est quelque chose que je considère comme une sorte d’évaluation arbitraire », a-t-il estimé.

Sortir de la controverse

Face à cette controverse, basée sur des références juridiques complexes, AJO a sollicité un troisième point de vue, celui du directeur général des Archives nationales.

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« Admettons d’abord qu’aucun pays dans le monde, peu importe le degré de son développement, n’ouvre tous les dossiers et qu’il il y a des lois qui régulent l’information et  des informations qui ne s’ouvrent pas éternellement », a indiqué Hadi Jalab, directeur des Archives nationales.

Hadi Jallab distingue entre l’étape actuelle par laquelle passe la Tunisie en ce qui concerne ce débat et l’horizon stratégique envisagé. « En ce qui concerne l’avenir du modèle tunisien, je pense qu’il est nécessaire de respecter les contrôles dans cette période de transition et de faire très attention aux développements concernant les données personnelles et l’accès à l’information », a-t-il souligné.

Considérant que la prudence est obligatoire en ce moment, Jallab souligne que les textes juridiques actuels sont quelque peu ambigus. « Par exemple, il est nécessaire d’élaborer d’autres textes d’application afin que le principe soit clair pour l’administration et que l’information ne soit pas cachée et obscurcie tout en protégeant les données personnelles. »

Selon Jallab, il est nécessaire de trouver un équilibre entre tous ces facteurs. « Nous avons une loi sur la protection des données en cours de révision et il est normal de trouver une sorte de friction entre l’autorité de protection des données, l’autorité d’accès et la loi sur l’archivage », a-t-il expliqué. Pour lui, la liberté est le principe mais en même temps les contrôles doivent être strictement respectés.

«Les limites ne doivent pas être poreuses et ne doivent pas être sujettes aux influences politiques … Elles doivent être soumises à la logique de la loi et non à celle de la politique », a-t-il conclu.

Remarque: Cet article a été publié sur le site arabe de l’Observatoire Arabe du Journalisme et traduit par Yosr Belkhiria

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