Les changements politiques dans le monde arabe depuis 2011 ou ce qu’on appelle le « printemps arabe » ont entrainé de nouvelles formes de journalisme qui ont contribué au retour vers les concepts classiques du journalisme tels que le journalisme militant ou encore le journalisme d’allégeance.
Cette thématique a été traitée par le chercheur français en sociologie et histoire politique du Moyen-Orient Nicolas Dot-Pouillard dans une étude intitulée: D’Al Jazeera à Al Mayadeen : la réinvention d’un journalisme militant ?
La recherche publiée par le Centre d’études Jacques Berque est une comparaison entre les chaines « Al Jazeera » et « Al Mayadeen » pour répondre à la question du chercheur : dans quelle mesure ces chaines ont-elles relancé le concept du journalisme militant ?
Le premier constat, par lequel a commencé Nicolas Dot-Pouillard est que les chaines « Al-Jazeera » et « Al Mayadeen » ne sont pas seulement deux chaines d’information. Les salles de rédaction des deux chaines sont considérées comme des lieux de production de sens sur les événements qui surviennent dans le cadre du « printemps arabe », chaque chaine ayant ses orientations générales et ses politiques. Il s’agit non seulement de la politique éditoriale, mais aussi des politiques et stratégies des pays soutenant et intervenant dans l’industrie de la communication.
Dans un premier temps, le chercheur considère que la chaine « Al Mayadeen » est la fille de « Al-Jazeera », et le confirme à travers une lecture dialectique des profils des journalistes qui travaillent à « Al Mayadeen » après avoir travaillé à « Al Jazeera » et du discours médiatique actuel de la chaine « Al Mayadeen » et celui d’ « Al Jazeera» à ses débuts. Il s’agit selon Dot-Pouillard, d’un discours néo-tiers-mondiste. Les journalistes travaillant pour « Al Mayadeen » dont le fondateur Ghassan Ben Jeddou, Lina Zahreddine et Ali Hashim, avaient accompagné le lancement de « Al-Jazeera » qui représentait pour eux plus qu’une grande chaine de télévision, mais un cadre de travail conforme à leurs convictions politiques, en particulier pour le tunisien Ghassan Ben Jeddou qui était opposé au régime de Ben Ali.
Le discours néo-tiers-mondiste est un cadre de référence pour la convergence et le rapprochement entre les deux chaines, l’actuelle « Al Mayadeen » et « Al Jazeera » d’avant les révolutions arabes. Ce discours est fondé en profondeur selon Dot-Pouillard sur le schéma du conflit entre les pôles Est et Ouest depuis la fin de la deuxième Guerre mondiale et jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique en 1990.
Ce discours a été utilisé par « Al Jazeera » à ses débuts (1996) afin de se mettre dans la logique d’une domination occidentale hostile qui a tendance à être anti-israélienne jusqu’au déclenchement des révolutions arabes qui ont transformé ce discours en un discours démocratique radical appelant à la dissolution des systèmes confrontés aux révoltes. Ceci dans le cadre d’une nouvelle politique éditoriale obéissant aux diktats du ministère des Affaires étrangères qatari.
En ce qui concerne la chaine « Al Mayadeen », fondée en 2012, le discours néo-tiers-mondiste représente le cadre idéal pour couvrir sa position hostile à la révolution syrienne. Le paradoxe est que ce cadre est le même que celui qui justifie le discours appuyant d’autres révolutions dans le monde arabe, comme les révolutions tunisienne et égyptienne.
Ce discours s’est illustré notamment à travers la nature des sujets et des personnalités invitées et les régimes mis en avant par « Al Mayadeen ». Ceci était visible, par exemple, à travers la transmission en direct de la rencontre avec dirigeant cubain Fidel Castro à l’occasion de son quatre- vingt-neuvième anniversaire ainsi qu’à travers la transmission conjointe avec la télévision vénézuélienne « Telesur », proche du parti politique du leader socialiste du Venezuela Hugo Chavez, dont la vie a fait l’objet d’un documentaire diffusé sur « Al Mayadeen » en 2013.
Alors que « Al Mayadeen » est directement et clairement liée aux régimes iraniens et syriens, « Al-Jazeera » est, selon le chercheur, soumise à la concurrence de trois grands axes politiques qataris pour guider sa ligne éditoriale et son contenu, à savoir le ministère des Affaires étrangères (Hamad bin Jassim bin Jaber Al Thani), Sheikha Mozah et d’anciens fonctionnaires des renseignements qataris conduits par le Cheikh Hamad Bin Thamer.
En ce qui concerne la chaine « Al Mayadeen », elle est alimentée par un réseau de soutiens qui commence dans les environs de la banlieue sud de Beyrouth, bastion du Hezbollah. Ce réseau est formé d’hommes d’affaires proches du régime syrien, comme Rami Makhlouf, un parent de Bachar al-Assad, et de l’Iran qui contrôle tous ces réseaux depuis Téhéran.
Dot-Pouillard va jusqu’à dire que les chaines « Al Mayadeen » et « Al Jazeera » et selon ces orientations contradictoires du Qatar et de l’Iran, en particulier sur les événements en Syrie, sont deux chaines qui ont deux interprétations différentes du « printemps arabe ». En effet, « Al Jazeera », et depuis le début des événements en Tunisie, a soutenu les mouvements surtout que le correspondant de la chaine Lotfi Hajji, ayant des antécédents politiques en Tunisie était un opposant de l’ancien régime (un membre des « islamistes progressistes »).
« Al-Jazeera » poursuit, jusqu’à maintenant, son soutien aux mouvements dans les pays du « printemps arabe » d’un point de vue proche des islamistes. La chaine « Al Mayadeen» soutient, quant à elle, le mouvement révolutionnaire en Tunisie, mais pas en Syrie. Elle soutien également les Houthis au Yemen, et essaie d’être équilibrée dans sa couverture des mouvements en Egypte.
Nicolas Dot-Pouillard a déduit à la fin de son étude que même si « Al Jazeera » et « Al Mayadeen » étaient deux chaines qui prennent part à l’industrie du sens politique, leurs contenus n’est pas du « journalisme militant » au sens traditionnel du terme, mais plutôt un marketing des politiques et stratégies de certains pays. Ainsi les médias deviennent un outil politique et de propagande au service des décideurs.
Remarque : Cet article a été publié la première fois sur le site arabe de l’Observatoire Arabe du Journalisme. Il a été traduit par Yosr Belkhiria
Crédit photo@sweeden4
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