Les problèmes de la liberté de la presse sont-ils préférables à ceux de la censure ? La question, pour provocante qu’elle soit, se pose dans plusieurs pays du « Printemps arabe », où les médias privés jouissent d’une marge de liberté inconnue auparavant, en raison du contrôle étatique qui, sous les régimes autoritaires réprimait toute parole dissidente ou contestataire. En effet, dans les pays où les pouvoirs en place ont été renversés (Tunisie, Egypte, Libye, Yémen) et à des degrés moindres dans les pays qui ont résisté, la censure étatique a disparu ou a été plus ou moins allégée.
L’occasion est propice pour les chercheurs qui veulent tester les hypothèses liées à la variable « liberté » dans l’équation journalistique. Les plus optimistes qui croyaient qu’il suffisait de libérer les médias pour avoir une presse de qualité devront sérieusement réviser leur vision angélique et faire face à des réalités souvent affligeantes. Comme partout ailleurs, la levée de la censure pour les chaines privées a ouvert la voie à « la bataille de l’audience », qui se traduit fatalement par une offre de programmes à moindre coût et de pauvre qualité.
La Tunisie, qui a chassé la dictature en 2011 et entamé un processus de transition démocratique plutôt réussi, offre à cet égard un terrain d’observation approprié.
Après la suppression du ministère de la communication et des autres structures étatiques de contrôle des médias, les chaines privées tunisiennes de radio et de télévision se sont retrouvées totalement libres de toute contrainte et en ont bien profité. A tel point que la mise en place de l’autorité indépendante de régulation de l’audiovisuel (HAICA) en mai 2013 était fort mal accueillie par les patrons de l’audiovisuel privé.
Regroupés autour d’un syndicat patronal (Syndicat des dirigeants des médias tunisiens), créé pour l’occasion, les chaines de radio et de télévision privées ont mené une guerre sans merci contre la HAICA et contre les cahiers des charges qu’elle a prévu de leur imposer après leur adoption le 5 mars 2014.
C’est Nabil Karoui, propriétaire de Nessma TV (dont Berlusconi est actionnaire) et membre dirigeant du parti Nida Tounes (gagnant des élections d’octobre 2014), qui a mené la campagne anti-régulation de l’audiovisuel. Elle l’a été au nom de la liberté de la presse et « des objectifs de la Révolution », par un patron qui s’accomodait plutôt bien de « la dictature » qui l’a autorisé à créer sa chaine en 2009.
Des mois durant, à grand renfort d’avocats et de politiciens, les plateaux de télévision et les émissions de débat radiophoniques des chaines privées se sont déchainées contre la HAICA et ont réussi à la mettre sur la défensive. C’est ce qui explique l’impuissance actuelle de la HAICA qui a du mal à imposer le respect de la réglementation à de nombreuses chaines privées.
Le régulateur du paysage audiovisuel tunisien étant affaibli, la question est donc de savoir qui peut surveiller les médias sans prendre le risque de rétablir la censure et le contrôle étatiques.
Idéalement, l’autorégulation serait la meilleure des réponses à l’abus de pouvoir des médias et aux mauvais usages de la liberté de la presse, mais cette solution est une lointaine perspective. Le Conseil de la presse, dont la mission serait de veiller au respect de la déontologie journalistique, est encore à l’état de projet.
Néanmoins, cette absence de régulation efficace et de mécanismes d’autorégulation n’a pas empêché l’émergence d’une critique citoyenne des médias. A la différence de la plupart des pays arabes, la Tunisie dispose d’une société civile organisée et dynamique. Bien souvent, c’est la mobilisation des citoyens engagés et des militants associatifs à travers les réseaux sociaux que la HAICA, ou la justice, engage des poursuites contre les chaines privées coupables de diffusion de contenus non respectueux des droits de l’Homme. C’est ce qui vient de se passer en octobre dernier suite à la diffusion d’une émission consacrée au viol d’une jeune adolescente par des proches et qui a entrainé une sanction de la HAICA contre le programme de téléréalité de la chaine Al Hiwar Attounsi
Le développement en Tunisie de ce qui apparaît comme une surveillance des médias par des organisations de la société civile a déjà fait l’objet d’un article de l’Observatoire Arabe du Journalisme :
Dans cet article, on a recensé les études récentes menées par des associations sur l’identité réelle des propriétaires des médias tunisiens et les menaces sur le pluralisme de l’information.
Il s’agit notamment de l’étude réalisée par Reporters Sans Frontières (RSF) et par l’association Al Khatt, qui édite le journal électronique d’investigation Inkyfada (Partenaire tunisien du consortium des Panama Papers) .
Cette étude a révélé de réels dangers pour le pluralisme médiatique aux niveaux de la concentration de l’audience et du contrôle politique.
Une seconde étude vient d’être réalisée par la journaliste Mouna Mtibaa, pour l’association Yaqadha (Vigilance), sur les chaines de radio et de télévision privées de 2011 à 2016 :
Cette étude est une recherche documentaire méticuleuse dans les annonces légales des sociétés commerciales publiées au journal officiel tunisien et dans certaines publications officielles à l’étranger. A la lecture de ses résultats, on découvre que le paysage audiovisuel tunisien manque de transparence, même en ce qui concerne les chaines qui ont obtenu l’autorisation de l’instance de régulation (la HAICA). De nombreuses personnalités politiques sont propriétaires ou actionnaires de chaines de radio et de télévision, ce qui est strictement interdit par la loi.
L’Etat, agissant par l’intermédiaire de la HAICA, ne semble pas en mesure de mettre fin à cette situation.
Il convient donc de renforcer les capacités de la société civile pour qu’elle puisse exercer pleinement sa nouvelle mission de « surveillance citoyenne des médias ».
Dorénavant, comme l’explique Marc-François Bernier, « les entreprises de presse et les journalistes, acteurs du 4e pouvoir médiatique, sont à leur tour soumis au regard critique d’un 5e pouvoir, citoyen celui-là ».[1]
[1] Bernier M.F. (sous la direction de), « Le cinquième pouvoir. La nouvelle imputabilité des médias envers leurs publics », Presses Universitaires de Laval, déc. 2016.
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